Retour sur la démocratie

Par Corinne Gobin

Publié dans la revue Ble, Bruxelles laïque echos, dossier « Pouvoirs et démocratie à tous les étages ?, pp. 10-13, Bruxelles, 2007.

 

Introduction

Durant ces dernières décennies, de nombreux phénomènes ont fortement déstabilisé le contenu démocratique de nos systèmes politiques nationaux en Europe occidentale : internationalisation de l’économie, transfert de souveraineté des Etats nationaux vers des lieux de pouvoir peu soumis au contrôle démocratique (Union européenne, poids grandissant de l’expertise de l’OCDE, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international,…), rétrécissement des possibilités de politiques économiques diversifiées au nom de la bonne gestion de la « crise », montée des extrêmes-droites, paupérisation et précarisation d’une part importante de la population salariée, montée des particularismes communautaires (entre autres religieux), renforcement des processus sécuritaires de l’Etat, notamment envers les sans-papiers,…

Tant et si bien que les principes de base du fonctionnement démocratique semblent s’émousser dans les consciences des dirigeants politiques comme des citoyens. Tant et si bien qu’il a été possible pour les classes politiques dirigeantes, à l’aide des principaux médias, de diffuser à large échelle des transfigurations historiques étonnantes telle que la fable qui fait de l’économie de marché capitaliste une des conditions nécessaires à la démocratie. Il est dès lors important de revenir, par l’explication, sur des éléments moteurs de la dynamique démocratique afin que chacun de nous puisse assumer ses choix et comprenne mieux dans quelle pièce politique il joue.

Le conflit pour mieux réaliser l’égaliberté

Quelle définition donner de la démocratie comme modèle réalisable? Je reprends celle, à la fois précise et générale, que l’on peut tirer de l’œuvre de Cornélius Castoriadis, philosophe fondamental pour sa réflexion sur la démocratie.

Il s’agit de l’autogouvernement de la communauté politique des citoyens libres et égaux.

Cette définition claire insiste sur la notion d’autogouvernement, c’est-à-dire que c’est le peuple qui est souverain et que toute décision ne peut qu’être l’expression de cette souveraineté populaire. Ceci implique pour Castoriadis que les êtres humains soient conscients que toute institution (Etat, monnaie, religion,…) est le produit de l’activité humaine, et donc que ce que l’homme a fait, il peut le défaire, le modifier, l’améliorer, l’abandonner. La démocratie assume, ainsi, pleinement l’idée de l’être humain-fondateur/bâtisseur de société, qui jouit d’une extraordinaire liberté collective pour inventer et réinventer, ensemble et sans cesse, la signification du vivre ensemble. Par ailleurs, dans la pleine réalisation démocratique, les valeurs d’égalité et de liberté sont indissociables, elles sont impensables l’une sans l’autre, ce qui a amené le philosophe Etienne Balibar à créer le nouveau mot d’égaliberté.

Le dernier terme de cette définition est la « communauté politique ». La démocratie, par essence, est une société politique, c’est-à-dire que l’essentiel de son activité est de débattre et d’organiser cette délibération collective de façon permanente. Elle est « communauté », c’est-à-dire qu’elle réunit l’ensemble des citoyens, sans distinction, autour de la définition commune de grandes valeurs et de grands principes de fonctionnement de la société qui peuvent être par exemple gravés dans une Constitution. Mais comme le fait remarquer le politologue canadien Boris Dewiel, il n’existe pas une valeur suprême à ces valeurs qui permettrait que celles-ci soient univoques. Dès lors, le pluralisme politique en tant que déclinaison plurielle de l’interprétation de ces valeurs communes est au cœur de la constitution démocratique. Il y aura autant de courants politiques que d’interprétations de ces grandes valeurs communes. Et il n’y aura pas de vérité finale…Ce qui implique que le conflit permanent est inhérent au système démocratique tout comme l’élaboration de compromis, certains stables, d’autres instables, découlant de la délibération collective. L’on discute sans cesse dans les débats d’idées, et puis l’on tranche, momentanément.

« Il n’y a pas de meilleur compromis possible entre les valeurs ultimes parce qu’il n’existe pas de valeur supérieure qui nous permette de mesurer et de juger. […]. Le mieux que nous puissions faire est de discuter à n’en plus finir.[…] Ce sont les conflits entre valeurs, comme les significations irréconciliables de la liberté, qui sont les moteurs de la politique en démocratie. La démocratie n’est pas une simple théorie ni un simple idéal ; c’est une dispute alimentée par un conflit d’idéaux. […] S’il existe un pluralisme des valeurs, la démocratie est un débat dont personne ne pourra jamais sortir vainqueur. Son enjeu réside dans un terrible conflit entre valeurs, semblable à une guerre civile au paradis. La démocratie n’est pas le triomphe du bien commun, mais une guerre du bien contre le bien que personne ne pourra jamais remporter . »

Mais grâce à la valeur centrale de l’égaliberté, la démocratie assume aussi profondément qu’une société se définit nécessairement par des liens étroits de solidarité, toujours à construire et reconstruire. L’être humain est un être social ou il n’est pas. On ne bénéficie pas de cette solidarité parce que l’on est « différent » ou « pauvre » ou « problématique », c’est-à-dire hors norme mais parce que l’on est identifié en tant que citoyen comme un membre de la communauté humaine à protéger et aider, par l’établissement de solides droits sociaux collectifs et universels. Il n’est pas question de faire de la charité à des êtres perçus en état d’infériorité ou de manque. Il est question de droit, ce qui consacre chacun non comme demandeur de quelque chose mais comme producteur, reconnu, assumé, du travail permanent de la construction démocratique. Dès lors les droits à ressources sont centraux (salaire, sécurité sociale et protection sociale) et ne peuvent être bradés car ils nous consacrent bien comme les créateurs, par notre travail, non seulement de la richesse matérielle mais surtout de la société.

Une société irrémédiablement politique

Dans ce modèle, il n’y a pas de distinction entre société politique et société civile, cela n’a pas de sens. Chaque être humain est une parcelle de l’exercice du politique et le politique circule à travers l’ensemble des rapports sociaux car l’essentiel du travail démocratique est de définir le cadre légal de notre existence pour que la liberté des uns n’empêche pas celles des autres et n’entrave pas l’égalité. Castoriadis identifiait trois niveaux différents de la société, afin que l’on parvienne à réaliser un bon équilibre entre la nécessité de s’organiser collectivement et la nécessité de se réaliser individuellement : le public-public, lieu suprême de l’exercice du politique auquel tous doivent participer de façon directe ou indirecte, le public-privé, espace de la production de la somme de travail nécessaire à la production des besoins identifiés collectivement, le privé-privé, espace des relations affectives et des réalisations individuelles, notamment par le travail libre. Ainsi, l’espace productif fait bien partie du politique dans le sens que l’Autorité publique démocratique définit et contrôle les conditions de son exercice. La société n’est plus schizophrénique entre une sphère de pouvoir détenue par un groupe d’experts et/ou d’élus en relativement petit nombre, vécue comme un monde à part face à la sphère productive au sens large, en situation de méfiance de l’Etat perçu comme un corps étranger à réduire. L’existence d’un pouvoir centralisé est essentiel, il est de tradition de l’appeler « Etat », et pourquoi pas ? Ce pouvoir centralisé est le garant, par l’arbitrage permanent, de la primauté de l’intérêt général collectif ; c’est le ciment qui permet que nous nous sentions d’abord un être de la communauté politique générale, avant de s’identifier à d’autres ordres de nature cette fois privée (et ne pouvant dès lors primer sur l’ordre public général).

La mondialisation du pouvoir contre la démocratie

L’histoire nous montre que de nombreuses formes d’Etats peuvent exister et certaines peu recommandables qui tournent le dos à la démocratie. Mais nous avions dans notre histoire proche, inventer un modèle étatique qui avait permis à l’Europe occidentale d’entamer réellement la marche vers une société d’égaux, l’Etat social de services publics, entre 1960 et 1975. C’est grâce aux structures institutionnelles et aux droits qui avaient été alors collectivement créés que l’espérance de vie dans nos pays fut accrue et que globalement, autant de personnes que jamais auparavant ont pu accéder à un partage beaucoup plus marqué des connaissances et des richesses. C’est parce que la forte redistribution des richesses opérée entre 1970 et 1975 par l’Etat et l’action syndicale nous montrait la voie d’une société moderne, une société d’égaux, où l’essentiel des richesses étaient socialisées dans l’activité publique et non plus détournée par la rente privée que ce modèle fut vilipendé, et brisé. Et nous sommes depuis lors plongés dans la voie libérale du libre profit qui déstructure les rapports sociaux et nous mène à vive allure vers le gouffre.

Il est clair que le transfert de souveraineté politique des Etats nationaux vers des pouvoirs internationaux peu ou pas contrôlés démocratiquement (Union européenne, Banque mondiale, Organisation mondiale du Commerce,…) a représenté une démarche consciente des élites politiques et économiques pour casser la marche des peuples vers l’émancipation (l’imaginaire autogestionnaire notamment était alors très puissant). Maintenant nous formons bon gré, mal gré en Europe une Union de 27 Etats et bientôt, nous arriverons à une petite trentaine. La fuite vers l’élargissement a servi à noyer l’idée de suffrage universel et de souveraineté populaire. Il semble en effet bien difficile de structurer la solidarité démocratique dans un ensemble aussi vaste. Mais comme il serait très déstabilisateur de revenir en arrière, il est de notre devoir de créer l’imagination nécessaire pour pouvoir penser une communauté politique démocratique dans un ensemble aussi vaste. Ce n’est d’ailleurs qu’un premier pas, la juriste Monique Chemillier-Gendreau nous propose de repenser le droit international pour inventer la démocratie mondiale.

Le frein à la démocratie : le refus de l’égalité

Ce n’est pas tant en effet l’extension spatiale de la démocratie qui pose problème. Depuis que nous avons historiquement créé l’Etat-nation et accepté ainsi de dépasser déjà la notion de communauté liée aux seules relations de proximité affective, religieuse ou spatiale (communauté familiale, religieuse , villageoise,…) pour nous réaliser comme citoyen, c’est-à-dire comme être politique, au sein d’une vaste communauté politique assimilée au peuple ou à la nation, l’idée de la démocratie directe n’était plus concrètement réalisable. La représentation parlementaire est vraiment une superbe invention du moment qu’on donne la possibilité aux députés d’être les acteurs-clés de l’activité politique. Ce qui est de moins en moins le cas, tous les parlements connaissant en Europe occidentale une perte massive de leur pouvoir législatif (les décisions se prennent de plus en plus non démocratiquement dans les sphères diplomatiques internationales) et une perte massive de leur pouvoir de contrôle sur le gouvernement (lois-cadre ou de pouvoirs spéciaux, diminution de pouvoir ou disparition d’une deuxième chambre,…). Par ailleurs, le suffrage universel d’abord masculin, ensuite féminin n’a pas conduit, ce qui aurait été logique, à un accroissement conséquent du nombre de parlementaires. Ceux-ci par ailleurs ne se consacrent pas entièrement à leur fonction, conservant pour la plupart leur ancienne activité professionnelle. Ce qui existe et a existé peut-être vu comme une préhistoire du parlement : tout serait encore à inventer pour poursuivre l’approfondissement de la marche démocratique (double assemblée de 1000 représentants, désignation par tirage au sort pour des mandants à durée limitée, ce qui permettrait à tous d’exercer cette haute fonction et de ne pas la rendre « professionnalisée » ou « familiale »,…). Cette représentation parlementaire comme vecteur démocratique est une invention essentielle : elle crée un lien symbolique fort entre un mandataire collectif, le peuple, et un mandaté et par là même légitime l’idée de la responsabilité directe de chaque personne qui exerce un pouvoir au nom d’autres. Mais c’est bien parce qu’elle pourrait devenir un vecteur extraordinaire d’une activité démocratique décuplée que les assemblées parlementaires furent et sont de plus en plus bridées. Aujourd’hui, il s’agit de les réinventer et non de les liquider ! Ainsi de très grandes assemblées organisées à des niveaux de pouvoir distincts (internationaux, régionaux, nationaux, locaux) seraient à organiser comme un véritable système de maillage de l’expression du vivre ensemble où l’activité première de la société serait de délibérer. En effet, la loi de l’urgence est une loi anti-démocratique.

Ce ne sont pas les idées qui manquent pour approfondir la démocratie, les véritables freins ne sont ni l’imagination ni la dimension de l’espace politique à organiser (finalement, la Terre, maintenant que l’on en a bien fait le tour, et que l’on se rend compte de l’infinité du cosmos, n’est pas si grande que cela). Les véritables freins sont constitués par les idéologies anti-démocratiques (y compris le libéralisme économique) qui sont incapables d’accepter le sublime de cette révélation : nous sommes tous cousins ! Chacun de nous a une valeur égale, et les multiples divisions inventées au fil du temps n’ont jamais eu qu’une seule origine : le manque radical d’imagination d’une partie de l’humanité, qui par son incapacité à s’assumer comme part sociale de la même communauté politique, s’avilit dans l’exercice de la domination et de l’exploitation de ses semblables.

Corinne Gobin

Politologue à l’ULB

 


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