C’est la décision de justice dont ont bénéficié les professionnels du droit et du chiffre, sans lesquels l’affaire Verbruggen n’aurait pas existé. Une affaire publique, mais des audiences à huis-clos. La Région de Bruxelles-Capitale, première victime publique, absente.
Plantons le décor pour ceux qui n’ont pas eu loisir de lire les onze épisodes de l’enquête Verbruggen et ses deux derniers développements (La justice procrastine à nouveau et Disparitions en tous genres, nominations étranges, troublantes coïncidences.) :
Au bout de près de vingt années, les institutions judiciaires bruxelloises ne sont toujours pas parvenues à faire émerger la vérité et la succession de ce richissime notaire bruxellois n’est toujours pas liquidée. La Région de Bruxelles-Capitale n’a toujours pas encaissé le moindre centime sur les 50 à 100 millions d’euros de droits de succession qui auraient dû contribuer au bien commun, d’autant plus cruellement absents que la pandémie du Covid 19 fait exploser les besoins de toutes sortes à financer. Alors que les audiences judiciaires continuent à se tenir à un rythme qui pourrait conduire à la disparition naturelle de tous les héritiers avant que la justice ne se décide à trancher, le citoyen lambda, soucieux de comprendre comment on a pu en arriver là et comment la justice peut être frappée d’une impuissance aussi invraisemblable, se voit opposer par cette dernière le huis-clos, comme si cette affaire, qui le concerne pourtant au plus haut point, était à ranger parmi celles qui nécessitent l’interdiction du public, dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale.
Cette affaire n’est plus, depuis longtemps, une affaire privée. Elle est une affaire publique à double titre : par les enjeux financiers qu’elle représente pour les caisses publiques et par ce qu’elle montre de la capacité des personnes très fortunées à échapper à ce qui s’impose au citoyen lambda. Des informations récentes nous rappellent, avec l’Affaire Joassart[1] qui commence, que ce problème d’évasion fiscale aux droits de succession est toujours d’une brûlante actualité. Elle l’est également par la défiance qu’elle provoque chez tout citoyen quant à la capacité des institutions judiciaires à faire respecter l’intérêt général. Tout au long de ces presque vingt années, il y en a pourtant eu de nombreux procureurs et avocats généraux en charge de veiller aux intérêts de la société !
La justice paralysée par l’inavouable ?
Pourquoi une affaire finalement très simple d’évasion fiscale aux droits de succession se perd-t-elle en d’interminables batailles juridiques donnant lieu à des dizaines et des dizaines de millions d’euros d’honoraires facturés par des professionnels du droit et du chiffre[2] qui finissent par faire oublier qu’ils constituent eux-mêmes, par leurs coûteuses interventions de plusieurs dizaines de millions d’euros, la preuve vivante (le temps passant – et le temps c’est de l’argent pour les professionnels en question – il y a déjà eu des morts parmi eux, les cinq héritiers anti-droits de succession ont été eux-aussi touchés tout dernièrement par la disparition de l’une d’entre eux) de la fausseté de la déclaration de succession du richissime notaire, dont il faut tout de même rappeler qu’elle reste figée, ne rions pas, au montant de 117.000 euros.
Pourquoi l’expertise judiciaire ordonnée depuis le 29 janvier 2015 est-elle bloquée par d’interminables arguties juridiques, qui pourtant ne résistent pas au fait qu’il s’agit tout simplement de disposer des pièces nécessaires (notamment comptables) de trois sociétés de famille de droit belge et d’une autre immatriculée au Liechtenstein, pour enfin déterminer le montant de la succession ?
Pourtant, quand la volonté existe (peu importe ce qui l’a fait naître, serait-on tenté de dire), il est possible de faire éclater le scandale, on le voit pour l’affaire Nethys[3] où il s’est pourtant agi d’auditer des kyrielles d’entités juridiques, ce qui n’a pas nécessité vingt années, mais quelques mois seulement.
Et si la réponse à ce pourquoi obsédant était la suivante : il s’est passé successivement tant de choses inavouables tout au long de cette saga toujours inachevée qu’il n’est plus possible de faire émerger la vérité tant elle serait accablante pour un bon nombre de ses acteurs ?
Les tricheurs ont fabriqué une gigantesque toile d’araignée aux rets innombrables et infiniment denses afin de piéger tous ceux qui voudraient y voir clair. Ils n’avaient en effet pas d’autre choix que de brouiller les pistes pour masquer ce qui, sinon, aurait sauté aux yeux. L’affaire est ainsi tellement complexifiée qu’il serait vain, en quelques pages, de vouloir dresser la liste de toutes ces choses inavouables, inavouables à un point tel que la justice donne le sentiment de tout faire pour ne pas avoir à les connaître. Alors, pour faire court, saisissons-nous dans l’inavouable d’un morceau de choix, celui dans lequel la justice blanchit, au nom du droit, ceux sans lesquels l’affaire Verbruggen n’aurait jamais existé, ceux sans lesquels la région de Bruxelles-Capitale n’aurait pas été privée de plusieurs dizaines de millions d’euros depuis près de vingt ans et gardons-le en mémoire pour le jour où tous ceux-là seront enfin démasqués.
Le morceau de choix est suffisamment aride, tant il est constitué de savantes arguties juridiques, pour tenter d’en parler en filant la métaphore afin de le rendre moins indigeste. Personne ne verra malice à ce que l’analogie choisie soit celle de la recette de cuisine qui peut tout aussi bien conduire au sublime qu’au répugnant.
Nous allons, donc, vous conter une « recette de cuisine judiciaire » qui, au nom du droit, entérine l’injustice en blanchissant ceux qui ont triché. Et blanchir en cuisine, c’est un verbe que les amateurs connaissent.
Recette de cuisine judiciaire ?
Si l’on partage la définition d’une recette de cuisine telle que la donne un éminent spécialiste de la question[4] , à savoir qu’une recette de cuisine est le point de convergence de cinq éléments (cinq comme les héritiers anti-droits de succession) : les séquences, les proportions, les ingrédients, les gestes, et les interactions, l’on se dit que, oui, l’affaire Verbruggen répond bien à cette définition de la recette culinaire.
L’affaire Verbruggen est longue, extrêmement longue, mais cette lenteur de la justice n’a pas été constante, bien au contraire. L’institution judiciaire a même été capable d’accélérations vertigineuses. Le notaire richissime est décédé le 12 avril 2002. La fameuse bande des cinq est condamnée à cinq mois de prison (avec sursis) le 27 janvier 2011, soit près de neuf années après. Il n’aura fallu que 20 mois à peine pour que la Cour d’Appel les acquitte, le 18 septembre 2012. Pour le moins étonnant par rapport aux délais d’appel moyens en vigueur à l’époque. Et la Cour de Cassation confirmera l’acquittement 5 mois et demi après, le 6 mars 2013. Doit-on rappeler que le calendrier judiciaire n’est ni le fruit du hasard, ni celui d’un algorithme sophistiqué, mais bien le fruit des décisions d’un homme au rôle déterminant, le maître des horloges judiciaires.
Les séquences : l’art de l’organisation du rythme judiciaire.
Des séquences de recettes de cuisine mal ordonnancées peuvent valoir au cuisinier de devoir tout recommencer à zéro ou de ne pas servir de repas à ses invités. Pas de retour en arrière possible pour les acteurs de la recette judiciaire Verbruggen, ils sont condamnés (!) à dérouler parfaitement les séquences afin de parvenir à ce qui deviendra intangible et permettra d’invoquer à toutes fins : « l’autorité de la chose jugée », « les décisions coulées en force de chose jugée » qui s’imposeront alors à tous, peu importe la manière dont ils y seront parvenus.