[Nicolas Franka]

Valoriser notre temps à travers des dispositifs d’échanges autonomes et citoyens permet-il de s’émanciper des lois du marchés, de soutenir des activités dont nous percevons l’utilité, bref de redonner du sens à la vie ?

A travers le 20e siècle et particulièrement depuis les années 70, des monnaies alternatives à portée sociale se sont développées pour soutenir des communautés et faciliter l’échange de biens et services hors du secteur marchand. Parmi celles-ci on retrouve les monnaies basées sur le temps qui s’inscrivent dans une catégorie plus large incluant l’ensemble des systèmes d’échanges mutuels.

Les monnaies temps se sont développées sur base d’une idée d’Edgar Cahn, fondateur du Time Dollar à Miami. Il partait du principe que chaque individu a quelque chose à offrir dont la communauté a besoin. Plusieurs fondamentaux régissent ces systèmes. Tout d’abord, tous les échanges se mesurent en temps, indépendamment de la qualité du service rendu ou des compétences requises. Cette limite est cependant flexible car le prix est fixé par les acteurs concernés.

L’idée fondamentale est donc égalitariste, elle repose sur le postulat que chacun dispose de temps et de compétences valorisables qui doivent lui permettre de survivre.

Ainsi les Accorderies aux Québec par exemple visent principalement les publics précaires, les familles monoparentales ou les sans-abris. Au Royaume-Uni, les TimeBanks se trouvent surtout dans les quartiers défavorisés.

Par ailleurs, la motivation première de participation n’est pas l’acquisition des unités du système mais la formation de liens sociaux et la construction d’une communauté. Le caractère « peu valorisant » de ces systèmes conduit souvent à l’échange de service « à faible valeur ajoutée », à tout le moins aux yeux de l’économie marchande et implique une majorité de personnes à bas revenu1.

De l’échange mutuel

Le principe des échanges mutuels est extrêmement simple. Un ensemble d’individus s’organise autour d’un système, d’un moyen d’échange (une unité, un tableur informatique). Chaque personne inscrite dispose d’un « compte ». Dès la première transaction, disons Marie rend un service d’une valeur de 200 à Marc, Marie voit son compte crédité de 200 unités, et celui de Marc est débité d’autant. Le principe est que chaque participant doit revenir à sa base initiale (zéro). Par corollaire, les participants donnent autant qu’ils reçoivent, ils sont redevables des services reçus et invités à rendre des services au sein de la communauté.

L’unité peut être mimée sur la monnaie de cours légal (on évalue les montants comme s’il s’agissait d’euros, de dollars, selon la région), mais sans obligation. Pour des aspects de lancement, ou simplement psychologique dans le chef des utilisateur.ices, un montant de départ peut être octroyé à chaque participant.e – 400 unités dans le cadre du Sarafu Credit, système très populaire au Kenya lancé par Grassroots Economics (Mattsson et al., 2022).

En France, ce mécanisme utilisé au sein de réseaux de particuliers s’appelle un SEL pour Service d’Echange Local et ne peut concerner que des activités non-professionnelles.

Le système qui fut le plus largement répandu était le réseau Trueque en Argentine (Saiag, 2013) où plusieurs millions de personnes se sont échangés des creditos au sein de marchés locaux et régionaux. Plusieurs sous-réseaux ont prospéré avant que des disfonctionnements ne conduisent à la chute du système. Une alternative basée sur Blockchain MonedaPar a depuis quelques années repris le concept mais en intégrant un outil technologique, comptable, permettant d’empêcher la falsification des coupons. Le système mutuel perdure à petite échelle au sein de nodos tandis qu’une organisation centrale assure le respect des règles.

Enfin, ce même principe s’applique à la plupart des systèmes basés sur une monnaie-temps, l’unité n’est plus alors un « point », un « jeton », ou un substitut de devise légale mais simplement une unité de temps.

La réciprocité

Qu’ils soient destinés aux professionnels ou aux particuliers, ces systèmes basés sur le temps, une unité alternative ou une monnaie complémentaire gagée sur devise de cours légal, ces systèmes répondent à ce qu’Edgar Cahn nomme les principes de co-production.

Derrière ce concept, « l’impératif de co-production » est soutenu par un tissu de partenaires capables de se fournir en biens et services et suppose la réciprocité dans les échanges et la solidarité au sein du réseau comme facteur de succès et de durabilité. Il faut pouvoir compter sur une capacité d’honorer les engagements, la volonté de réciprocité dans les échanges, la création d’une communauté d’acteurs et un esprit de collaboration fondé sur le respect.

Facteur de changement ?

De nombreuses recherches étudient les changements comportementaux chez les participants (envers eux-mêmes et vis-à-vis de la société). Ils visent à améliorer le bien-être d’une communauté en réduisant la violence et l’insécurité par la facilitation de nouveaux liens sociaux conduisant à la création d’un sentiment d’appartenance.

Le système peut réduire les besoins en attention médicale, encourager le volontariat ou encore stimuler la transition vers des activités rémunérées.

Reste-t-il un avenir ?

L’usage des nouvelles technologies est un facteur facilitant l’adoption et la rétention d’utilisateurs dans ces services. Cependant la charge humaine, de mise en contact notamment, reste lourde et le soutien des collectivités locales et publiques reste important.

La surveillance de ces systèmes (pour éviter les ‘passagers clandestins’ et assurer une offre régulière et de qualité) est déterminante.

Cependant, même une petite communauté d’utilisateur.rices apporte déjà des effets positifs pour les participants.

Dans les années 70-80 et au début du 21e siècle, les systèmes d’échanges alternatifs ont connu des regains de fortune. Aujourd’hui la création de liens et de réseaux de soin mutuel restent des problèmes urgents alors que les pouvoirs publics, sous-financés, ont bien du mal à assurer ces services.

Les avancées technologiques permises par la blockchain notamment, garantissant sécurité et limitant les risques de fraudes, peuvent-elles être des facteurs de confiance qui facilitent l’adoption de ces systèmes ?

Leur pertinence à grande échelle reste à démontrer. La valeur basée sur le temps cantonne ces systèmes aux couches les plus pauvres de la population. Néanmoins, ils contrecarrent l’individualisme moderne, rappellent l’importance de la communauté et nous interrogent sur la valeur que l’on donne à notre temps dans une société où celui-ci est plus facilement alloué à TikTok qu’à aider la grand-mère d’en face à réparer sa barrière. Mais les plateformes qui captent notre attention nous rendent rarement davantage en retour qu’un shot. Elles ne sont pas là pour nous nourrir, nous aider dans un moment difficile et notamment dans nos vieux jours.

Choisir à quoi nous allouant notre temps est un enjeu de société. Ces outil qui invitent à la solidarité et à l’entraide suffiront-ils à enrayer l’atomisation des relations sociales appauvries par ces intermédiaires technologiques mus par le profit ?

1 Collom, E., Lasker, J.N., Kyriacou, C., 2012. Equal Time, Equal Value. Ashgate, Farnham.


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