Comment rendre la comptabilité fidèle à la réalité ?

[Gérard Prévinaire]

« Notre tâche la plus urgente est d’apprendre à penser autrement » (Gregory Bateson (1972, 1980), p. 2601)

Je disais à Jacques Richard, auteur avec Alexandre Rambaud du livre Révolution comptable2: «Vous avez une vision fidèle de la réalité, comme la comptabilité doit l’être ».

Pour moi, la comptabilité est une copie d’actes et de faits conceptualisés par le droit et l’économie.

« L’identification juridique des biens constitue une dimension première de l’expérience occidentale. […] Le droit construit la première strate conceptuelle sans laquelle il est impossible de penser quoi que ce soit qui s’apparente à l’économie. Les biens qui entrent dans les échanges ne sont jamais simplement prélevés sur la nature. Ils sont d’abord socialisés par une qualification juridique, pourvus de possesseurs légitimes, avant de pouvoirfairel’objetd’échanges,souslaformedecontrats.Iln’yad’économieconcevable que dans un monde déjà balisé par le droit. » (Sylvain Piron, (2018), p. 1603)

«Leproduitneseraitpasmesurables’iln’étaitportéparlamonnaie.Lamonnaiedecrédit est elle-même mesurée en unités purement arithmétiques. La loi permettant de prêter la mesure arithmétique de la monnaie aux biens et aux services réels est l’équivalence économique entre le travail et son produit. 1) Le travail est mesuré arithmétiquement dans sa rémunération monétaire. 2) Le travail étant équivalent à son produit, la somme des rémunérations monétaires mesure le produit national en biens et en services réels. 3) La mesure arithmétique du produit est la définition scientifique de la ‘valeur économique’ […]. » (Bernard Schmitt, (1977), p.584)

Jacques Richard m’a répondu que la fidélité était absente en comptabilité.

Sans doute, la copie traduit la réalité, mais, conformément aux analyses juridico-économiques en vigueur. Alors, n’est-ce pas plutôt la vision de la réalité des juristes et des économistes du courant dominant qui n’est pas conforme à la réalité ? Deux exemples suivent.

« Instituer un marché du travail supposait en effet de faire du travail l’objet possible du contrat. Ce contrat a été conçu sur le modèle du louage. Mais il ne pouvait s’agir d’un louage ordinaire, car le preneur à bail [l’employeur] ne peut ici entrer en possession de la chose louée : ‘par exception à ce qui semble de la nature du louage, il n’y a pas de remise matérielle à l’employeur de la force de travail, faute de pouvoir détacher celle-ci du corps du salarié’. L’assujettissement du salarié à la volonté de l’employeur vient compenser l’impossibilité pour ce dernier de rentrer directement en possession de la force de travail dontilaconventionnellementacquislajouissance.‘Lasubordinationapparaîtalorscomme unsubstitutdeladépossession’.Ainsis’esttrouvélié,danslecontratdetravail,letravailen tant que bien détachable du travailleur, et la subordination en tant que forme particulière d’entrée en possession de ce bien. » (Alain Supiot, (2000), p. 1325).

S’agit-il du marché de la force de travail ? Le travail est une action et non une marchandise, et sa rémunération en monnaie est la formation d’un revenu monétaire donnant droit au produit du travail et non le paiement du prix de vente d’une marchandise.

« Les économistes ont parfois recherché la solution d’un faux problème : combien de catégories de “facteurs de production” faut-il distinguer ? Le terme n’est pas clair, car il désigne tout élément qui concourt à un résultat. Il est évident que la production nationale suppose la réunion d’un grand nombre de facteurs disparates. Toutefois, certaines écoles simplifient les données pour grouper les facteurs de production en deux ou en trois catégoriesprincipales:laterre,lecapital,letravail.Cetteclassificationestsoittroplarge, soit trop limitative. Si le terme de facteur est pris en son acception habituelle, les trois catégories ne comprennent qu’une partie de la réalité, car il conviendrait d’ajouter de nombreux autres facteurs, comme l’organisation politique et idéologique de la société, la psychologie des groupes sociaux, la technologie, l’éducation, l’esprit de création scientifique,lafacultéd’innover,etc.Enrevanche,sipar‘facteurdeproduction’l’onentend lasourcedesproduitsquantifiables,leur’cause’,seulletravailhumainpeutêtreretenu,tel qu’il est défini dans tout son environnement naturel, social et économique, la terre et le capital étant les principales ‘conditions’ du travail, qui est seul créateur.» (Bernard Schmitt, (1977), p. 36 et 37).

Pourquoi avons-nous oublié la nature et pourquoi avons-nous oublié que l’existence du travail rémunéré dépend de la nature ? L’historien médiéviste Sylvain Piron enrichit et étaye dans deux livres la réponse de son collègue américain Lynn Whyte6 et celle, plus complète, de l’anthropologue d’origine anglaise Gregory Bateson7 : « Le rapport d’extériorité au monde que produit le christianisme ne pousse pas seulement à connaître et à transformer l’environnement. Il implique aussi d’en prendre possession pour l’exploiter » (Sylvain Piron, (2018), p. 55 et (2020), 446 p.8). En Amérique, la « libération » de « l’état de nature », fondée sur la propriété de la terre et des esclaves noirs et qui s’est actualisée comme institution d’un « espace-système de la liberté », y est sans doute pour quelque chose (cf. Osamu Nishitani, (2022), 336 p.9). Pour le philosophe Baptiste Morizot, en inventant le concept de production, c’est-à-dire « l’idée qu’on va imposer depuis notre intentionnalité et notre intelligence une forme à une matière qui est passive et abstraite », «l’hommeselibèredetouteexigencederéciprocitéaveclemilieu »10.

La réponse est affirmative et, ce qui est remarquable, c’est que la critique de la fidélité de la copie vient du comptable.

Je confirme, Jacques Richard a une vision fidèle (à la réalité) et il est nécessaire que les juristes et les économistes revoient leurs concepts qui, eux, manquent de fidélité (à la réalité) ! Ainsi, la comptabilité deviendra fidèle (à la réalité).

Pour aider à l’action nécessaire des juristes et des économistes, rappelons que la monnaie est une pure création humaine. Mais, contrairement à ce qui est présenté par les juristes et les économistes du courant dominant, son origine ne peut être que le paiement de la rémunération monétaire du travail humain pour former le revenu monétaire. Le non-respect de ce principe macroéconomique provoque des dysfonctionnements réels.

L’existence du travail rémunéré en monnaie, activité participant au bien-être de tous, nécessite qu’il soit pris soin de la nature et des travailleurs eux-mêmes et pas seulement du capital financier. La préservation tant de la nature que des travailleurs est microéconomique et pluridisciplinaire, car elle fait intervenir les comportements individuels ou collectifs des personnes concernées, avec les rapports de force en présence, dans un milieu pluriel.

1 Gregory Bateson (1972, 1980), Vers une écologie de l’esprit, Seuil, t. 2, p. 260

2 Jacques Richard et Alexandre Rambaud, Révolution comptable, Éditions Atelier, 2020, 144 p.

3 Sylvain Piron, (2018), L’occupation dumonde, Zones Sensibles, p. 160

4 Bernard Schmitt, (1977), L’Or, le dollar et la monnaie supranationale, Calman Levy, p.58

5 Alain Supiot, (2000), « Les nouveaux visages de la subordination », Droit social, n° 2, p. 132

6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Lynn_Townsend_White%2C_jr

7 https://fr.wikipedia.org/wiki/Gregory_Bateson

8 Sylvain Piron, (2020), Généalogie de la morale économique, Zones sensibles, 446 p.

9 Osamu Nishitani, (2022), L’impérialisme de la liberté, Un autre regard sur l’Amérique, Seuil, 336 p.

10 « Baptiste Morizot, sur la piste du vivant », Profession philosophe, Adèle Van Reeth, France culture, 02/10/2020, à partir de 11 min. 33 sec.


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