Samedi 20 mai 2023 à la Une de Médiapart
C’est l’histoire d’un pays dont s’échappe chaque jour un milliard d’euros
Depuis 2010, les entreprises belges doivent déclarer chaque année les paiements qu’elles envoient vers les paradis fiscaux. Selon les dernières données disponibles, en 2021, les entreprises belges ont déclaré avoir envoyé 383 milliards d’euros vers des paradis fiscaux, principalement Dubaï. Cela représente 84% du PIB de la Belgique. Une fuite colossale. Par Michel Gevers et Christian Savestre.
C’est l’histoire d’un pays dont s’échappe chaque jour un milliard d’euros vers les paradis fiscaux …. mais personne ne veut rien savoir.
Chaque année, depuis 2016, le ministère des Finances publie un communiqué annonçant le montant des sommes que les entreprises belges ont transféré vers les paradis fiscaux l’année précédente. Cette annonce donne typiquement lieu à un petit entrefilet dans les pages intérieures de nos principaux journaux. Et puis plus rien ; on passe à des sujets d’actualité plus importants. Sans doute les montants de ces paiements ne valent-ils pas la peine qu’on s’y attarde ? Rien à voir avec les Panama Papers, les Lux Leaks, Swiss Leaks, et Dubaï Leaks qui, eux, révélaient de l’évasion fiscale se chiffrant en milliards d’euros. Eh bien, détrompez-vous : sur base des déclarations faites par les entreprises belges en 2021, ce sont 383 milliards d’euros qui ont quitté en 2020 les entreprises belges pour aller se loger dans des paradis fiscaux. Cela représente 84% du PIB belge! Une fuite colossale, que nos autorités s’appliquent à mettre sous le boisseau. Comment donc des paiements d’une telle importance sont-ils légalement possibles ? Pourquoi sont-ils rendus publics, mais dans une telle discrétion ? Pourquoi aussi bien les médias que notre parlement pratiquent-ils la politique de l’autruche ? C’est ce que nous vous expliquons dans cette chronique.
L’obligation de déclaration des paiements vers les paradis fiscaux
Tout commence en 2009. En avril de cette année-là, l’OCDE plaçait la Belgique sur la liste grise des paradis fiscaux. Pour sortir la Belgique de cette liste honteuse, Didier Reynders, le ministre des Finances de l’époque, prenait une série de mesures, dont l’introduction d’une obligation, pour les entreprises, de déclarer leurs paiements vers les paradis fiscaux, s’ils excèdent 100.000 euros sur une année. La loi était promulguée le 23 décembre 2009, et entrait en vigueur le 1erjanvier 2010.
Durant les cinq premières années d’application de cette loi, l’opacité totale est de rigueur. Les montants de ces paiements, que seule l’Administration des Finances connait, ne sont pas diffusés. Mais à partir de 2016, un voile se lève, qui permet d’apprendre qu’en 2015 les paiements des entreprises belges vers les paradis fiscaux se sont élevés à 82,9 milliards d’euros, soit environ 20% du PIB belge. Pas de quoi déclencher l’intérêt des médias ni de nos parlementaires, pourtant.
Ces paiements atteignent 129,9 milliards d’euros en 2016, soit 50% de plus en un an. Et cette ascension vertigineuse se poursuit, pour atteindre 383 milliards d’euros, soit près de 84% du PIB pour les paiements effectués en 2020, déclarés en 2021. Ces paiements sont le fait de 765 entreprises seulement, soit 0,21% du nombre d’entreprises belges. Leur principale destination sont les Émirats Arabes Unis, et en particulier Dubaï, une place forte de la fraude fiscale et même, selon l’ancien juge d’instruction français au pôle financier du Tribunal de Paris, Renaud Van Ruymbeke, l’épicentre de l’argent sale.
Ces quelques centaines d’entreprises qui, depuis le 1er janvier 2010, se voyaient obligées de déclarer chaque année leurs paiements vers des paradis fiscaux ne se sentaient pas vraiment pénalisées par cette obligation pour autant. En effet, le 12 mars 2002, le même ministre des Finances, Didier Reynders, avait signé la Convention préventive de la double imposition entre la Belgique et les Émirats Arabes Unis, ce qui signifie qu’après s’être acquittées des impôts dérisoires payés aux Émirats Arabes Unis, ces sociétés étaient exemptes de toute taxation en Belgique sur les montants taxés là-bas. Une perte sèche pour les finances publiques de l’État belge, mais qui profite à fond aux évadés fiscaux.
Les allers-retours du week-end : le cash pooling
Pour calmer la curiosité des rares parlementaires qui, année après année, s’inquiétaient de l’augmentation spectaculaire du montant de ces paiements vers les paradis fiscaux, les ministres des Finances successifs et leur administration fiscale se sont employés à minimiser l’importance de ces montants. Les chiffres sont artificiellement gonflés, car les allers sont pris en compte, mais pas les retours, expliquaient-ils. C’est ainsi que le 21 août 2019, Monsieur Yannic Hulot, conseiller général à l’Inspection Spéciale des Impôts (ISI), déclarait dans une interview à La Libre [1]: « Il faut savoir que 80% des flux proviennent du secteur financier au sens large. Or, la majorité de l’argent envoyé par les banques belges dans des paradis fiscaux revient plus tard. Mais comme il n’y a aucune obligation de déclarer les flux entrants, on ne connaît précisément que ce qui sort de Belgique. En outre, les multinationales ont massivement recours à la méthode du cash pooling. Le vendredi, par exemple, elles rassemblent tout l’argent de leurs filiales pour l’envoyer dans un paradis fiscal où cet argent est placé à court terme durant le week-end. Ensuite, l’argent revient dans son pays d’origine, dont la Belgique, mais ça échappe aux statistiques ».
L’intervention de la Cour des Comptes
La Cour des Comptes intervient en principe à la demande du Parlement. Mais, alarmée par les transferts de milliers de milliards d’euros vers les paradis fiscaux, et devant le désintérêt des Ministres des Finances successifs et du Parlement, elle prend le 24 février 2021 l’initiative d’enquêter sur les paiements des entreprises belges vers des paradis fiscaux. Elle en informe officiellement le Ministre des Finances et les administrations concernées.
Le 27 juin 2022, après plus d’un an d’enquête, la Cour des Comptes remet son rapport d’audit, et le 21 septembre 2022, elle présente ce rapport à la Commission des Finances et du Budget du Parlement. Durant cette audition, les rapporteurs de la Cour des Comptes expliquent l’énorme difficulté qu’ils ont éprouvée à obtenir des chiffres corrects et précis de l’Administration des Finances, et ils épinglent de nombreuses incohérences dans ces chiffres. Sur base des réponses à des questions que la Cour des Comptes a posées à l’Administration des Finances et au ministre de tutelle, ses représentants avalisent l’idée que les montants gigantesques de ces transferts résultent du cash pooling, c’est à dire ces sommes qui font des allers-retours rapides entre la Belgique et Dubaï, principalement. À vrai dire, la Cour des Comptes s’est fait berner.
Les aveux du Ministre et de son Administration
Le 26 octobre 2022, c’est au tour de l’Administration des Finances d’être auditionnée par la Commission Finances et Budget de la Chambre, tandis que le ministre Vincent Van Peteghem est, lui, auditionné le 9 novembre. Et là, coup de théâtre. Aussi bien les représentants de l’Administration que le ministre admettent, pour la première fois, que le montant astronomique de 383 milliards d’euros de paiements vers les paradis fiscaux pour l’année 2020 (déclarés en 2021) n’est pas gonflé artificiellement par les transferts au jour le jour (le fameux cash pooling), mais que ce montant est calculé sans tenir compte de ces opérations de cash pooling.
Dans son exposé introductif devant la Commission de la Chambre, Jean-François Vermeulen, administrateur-général de l’AGISI (l’Administration Générale de l’Inspection Spéciale des Impôts, du SPF Finances), explique : « Dans les déclarations relatives à l’exercice d’imposition 2021 (paiements effectués en 2020), un montant de 578 milliards d’euros a été déclaré. Le montant total comprend ainsi les montants liés au cash pooling et aux overnights. Les intérêts étant bas en Belgique, certaines entreprises préfèrent transférer leurs liquidités excédentaires pour une brève période vers des comptes dans des paradis fiscaux qui rapportent des intérêts plus élevés. C’est ce qu’on appelle les paiements overnight, ou paiements au jour le jour. Si on filtre les données pour exclure ces montants, on obtient un montant de 383 milliards d’euros. »
Lors de son audition devant la même Commission le 9 novembre 2022, en réponse à des questions de deux députés[2] le ministre Vincent Van Peteghem confirme : « Après vérification, concernant la différence entre les chiffres bruts et les chiffres officiels, il a été établi que le montant réel de 383 milliards d’euros exclut le montant des placements au jour le jour et la centralisation de la trésorerie (cash pooling). »
L’inexplicable désintérêt des parlementaires
Le déficit public belge pour 2023 est annoncé à 27,4 milliards d’euros, soit 4,8% du PIB. Lorsqu’on annonce qu’environ 800 entreprises belges envoient l’équivalent de 84% du PIB dans des paradis fiscaux en une année, on pourrait s’attendre à ce que nos parlementaires mettent en place une commission d’enquête pour approfondir ce qui constitue manifestement un mécanisme majeur d’évasion fiscale. Certes, la perte pour les finances de l’État n’est pas de 383 milliards d’euros sur une année, mais si une somme aussi colossale est envoyée vers des paradis fiscaux, c’est entre autres pour réduire l’assiette imposable de ces entreprises, et donc contribuer à l’évasion fiscale. La moindre des choses consisterait, dans un premier temps, à exiger que l’Administration fiscale fasse le calcul des milliards que ce mécanisme fait perdre à nos finances publiques, et à trouver les moyens de réduire cette évasion.
Le silence des médias et de la plupart des parlementaires face à ce mécanisme d’évasion fiscale est assourdissant. La Commission Finances et Budget de la Chambre compte 17 membres effectifs et 26 suppléants. Elle a tenu trois auditions à propos des paiements massifs vers les paradis fiscaux. 16 députés étaient présents pour entendre le rapport de la Cour des Comptes, 10 pour entendre le ministre des Finances, et 4 pour entendre les représentants du SPF Finances. Et encore, plusieurs d’entre eux n’étaient présents que par moments.
Depuis une vingtaine d’années, nos ministres des Finances successifs ont mis en place des lois et des mécanismes qui visent à transformer la fraude fiscale en évasion fiscale, de manière à la rendre légale. La Convention préventive de la double imposition signée avec les Émirats Arabes Unis est un exemple de ces dispositifs. Tout indique qu’il y a un consensus parmi les autorités du pays et la plupart des médias pour considérer que ces mécanismes d’évasion fiscale doivent rester inchangés. Ils ont été mis en place pour profiter aux évadés fiscaux, et cet objectif est atteint. Il n’y a donc pas de raison d’en changer. Et tant pis pour le budget de l’État.
Alors que, dans le même temps, on nous dit que l’État belge est au bord de la faillite, qu’il faut encore une fois couper dans la sécurité sociale et dans les services publics, et que certains, dans la coalition gouvernementale Vivaldi, prônent la limitation dans le temps des allocations de chômage afin, notamment, de lutter contre la fraude sociale….
Michel Gevers, Professeur émérite à l’UCLouvain, et Christian Savestre, journaliste d’investigation à POUR, pour Carta Academica(https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] Interview de Laurent Lambrecht dans La Libre du 21 août 2019.
[2] Cécile Cornet (Ecolo) et Marco Van Hees (PTB).