[Nicolas Franka]

Valoriser notre temps à travers des dispositifs d’échanges autonomes et citoyens permet-il de redonner du sens à la vie, de s’émanciper des lois du marchés et de soutenir des activités porteuses d’avenir ?
A travers le 20e siècle, et particulièrement depuis les années 70, des monnaies alternatives à portée sociale se sont développées pour soutenir des communautés et faciliter l’échange de biens et de services hors du secteur marchand.
Parmi celles-ci on retrouve les monnaies basées sur le temps qui s’inscrivent dans une catégorie plus large incluant l’ensemble des systèmes d’échanges mutuels, surtout destinés aux particuliers.
Mais de quoi s’agit-il ? Les monnaies temps se sont développées sur base d’une idée d’Edgar Cahn, fondateur du Time Dollar à Miami. Il partait du principe que chaque individu a quelque chose à offrir dont la communauté a besoin – quelle que soit sa situation.
Plusieurs fondamentaux régissent ces systèmes. Tout d’abord, tous les échanges se mesurent en temps, théoriquement sans distinction quant à la qualité du service rendu, ni aux compétences requises. Cette limite est cependant flexible car la fixation du prix (la quantité de temps échangé) reste dépendante des acteurs concernés.
L’idée fondamentale est donc égalitariste. Elle repose sur le postulat que chacun dispose de temps et de compétences valorisables qui devraient lui permettre de survivre. Que chaque être humain est suffisamment égal à son voisin pour mériter qu’une heure de son temps valle autant pour l’un que pour l’autre.
Le système était d’abord orienté vers les séniors, avant de s’étendre à d’autres sphères de la société. Les Accorderies aux Québec par exemple visent principalement les publics précaires, les familles monoparentales ou les sans-abris. De même au Royaume-Uni avec les TimeBanks plus largement répandues qui s’installent dans les quartiers défavorisés (mais pas que) avec le soutien des autorités locales, à l’instar des Accorderies – également présentes en France. Selon Peter North (2007) la monnaie locale Green Dollar a aidé les personnes sous employés durant le virage néolibéral néo-zélandais.
Par ailleurs, la motivation première de participation n’est pas l’acquisition des unités du système mais la formation de liens sociaux (dits faibles) et la construction d’une communauté. Le caractère « peu valorisant » de ces systèmes conduit souvent à l’échange de service « à faible valeur-ajoutée », à tout le moins aux yeux de l’économie marchande. Nous remarquons une plus grande participation des personnes à bas revenus [1].

De l’échange mutuel

Le principe des échanges mutuels est extrêmement simple. Un ensemble d’individus s’organise autour d’un système, d’un moyen d’échange (une unité, un tableur informatique). Chaque personne inscrite dispose d’une balance, d’un « compte » ouvert, sans unité.
Dès la première transaction, disons Marie donne un service d’une valeur de 200 à Marc, Marie voit son compte crédité de 200 unités, et Marc débité de tout autant.
Les échanges continuent ainsi entre participants. Le débiteur doit être en négatif sur son compte pour que d’autres soient en positifs. Le principe est que chaque participant doit revenir à sa base initiale (zéro) à un moment. Par corollaire, les participants donnent autant qu’ils reçoivent, ils sont redevables des services reçus et invités à rendre des services au sein de la communauté.
L’unité peut être mimée sur la monnaie de cours légale (on évalue les montants comme s’il s’agissait d’euros, de dollars, selon la région), mais sans obligation. A la manière du Green Dollar de Michael Linton lancé à Vancouver et précurseur du renouveau de ces dispositifs.
Pour des aspects de lancement, ou simplement psychologiques dans le chef des utilisateur·rices, un montant de départ peut être octroyé à chaque participant·e – 400 unités dans le cadre du Sarafu Credit, système très populaire au Kenya lancé par Grassroots Economics (Mattsson et al., 2022).
En France, ce mécanisme utilisé au sein de réseaux de particuliers s’appelle un SEL pour Service d’Echange Local et ne peut concerner que des activités non-professionnelles.
Le système qui fut le plus largement répandu était le réseau Trueque en Argentine (Saiag, 2013) où plusieurs millions de personnes se sont échangés des creditos au sein de marchés locaux et régionaux. Plusieurs sous-réseaux ont existé et prospéré avant que divers dysfonctionnements ne conduisent à la chute du système.
Une alternative basée sur Blockchain MonedaPar a depuis quelques années repris le concept mais en intégrant un outil technologique comptable permettant d’empêcher la falsification des coupons. Le système mutuel perdure à petite échelle au sein de nodos tandis qu’une organisation centrale assure le respect des règles – inscrites sur blockchain via des smart contracts.
Enfin, ce même principe s’applique à la plupart des systèmes basés sur une monnaie-temps, l’unité n’est plus alors un « point », un « jeton », ou un substitut de devise légale mais simplement une unité de temps.

La réciprocité

Qu’ils soient destinés aux professionnels ou aux particuliers, ces systèmes basés sur le temps, une unité alternative ou une monnaie complémentaire gagée sur devise de cours légal, ces systèmes répondent à ce qu’Edgar Cahn nomme les principes de co-production.
Derrière ce concept se dessine l’« l’impératif de co-production » induit par un tissu de partenaires capables de se fournir en biens et services et qui suppose la réciprocité dans les échanges et la solidarité au sein du réseau comme facteur de succès et de durabilité.
Pour avoir une chance de succès, ces dispositifs doivent allier certaines propriétés. Il faut en effet une véritable volonté de créer de la valeur, une capacité d’honorer les engagements de la part des participant·es, la volonté de réciprocité dans les échanges (donner-recevoir-rendre), la création d’une communauté d’acteurs et un esprit de collaboration fondé sur le respect.
C’est l’engagement moral qui pose les fondements de l’engagement dans l’utilisation (le respect des règles, et l’établissement des normes) (Chan, Gray, 2013 [2] dans Clement et al., 2017).

L’échange de services basés sur le soin

Au Japon, depuis les années 70, existe un système appelé Fureai Kippu (Hayashi, 2012) qui a compté plusieurs millions d’utilisateurs à travers ces diverses branches locales.
Son évolution a été marquée par des changements majeurs suite à l’implication des autorités publiques et se compose de sous-systèmes variés ce qui rend son analyse assez complexe.
Cependant ce dispositif a inspiré la création d’une monnaie-temps basée sur le soin et le travail reproductif. Le Wellington Time Bank (NZ) basé majoritairement sur le travail reproductif et de soin n’a pas conduit selon Diprose Gradon à dévaloriser ce travail mais permet au contraire l’échange et l’entraide entres celles et ceux qui l’accomplissent.
Selon Cahn (2001), les banques de temps relèvent de l’économie domestique, ou communautaire, et font partie du cœur même de l’économie et non de l’économie alternative.

Facteur de changement ?

Enfin, de nombreuses recherches se focalisent sur les changements comportementaux et de considération des participants (envers eux-mêmes et vis-à-vis de la société). Ces changements visent à améliorer le bien-être d’une communauté en réduisant la violence, l’insécurité par la facilitation de nouveaux liens sociaux conduisant à la création d’un sentiment d’appartenance et d’une réduction de l’insécurité.
Ce type d’échanges peut réduire les besoins en attention médicale, stimuler le volontariat (comme le TempoTimeCredit) ou encore stimuler la transition vers des activités professionnelles.


Reste-t-il un avenir ?

L’usage des nouvelles technologies est un facteur facilitant l’adoption et la rétention d’utilisateurs dans ces services. Cependant la charge humaine, de mise en contact notamment, reste lourde et le soutien des collectivités locales et publiques reste important.
Des considérations plus terre-à-terre encore, comme l’octroi de seuils (négatifs) dans l’utilisation des monnaies mutuelles, reste un enjeu, tout comme les phénomènes de passagers clandestins. La surveillance de ces systèmes, assurer la présence d’offres régulières et de qualitées sont déterminants.
Cependant, même une petite communauté d’utilisateur.rices apporte déjà des effets positifs pour les participants.
Dans les années 70-80 et au début du 21e siècle, les systèmes d’échanges alternatifs ont connu des regains de popularité puis des fortunes diverses. Aujourd’hui les enjeux de création de communautés, de soin respectif tout comme institutionnel, les besoins des citoyens restent des problèmes de société probants. De plus, les pouvoirs publics semblent éprouver des difficultés à assurer ces services.
Alors existent-ils encore des opportunités qui permettraient à ces systèmes d’échanges de se développer ? Quid des larges avancées technologiques permises par la blockchain notamment, garantissant sécurité et limitant les risques de fraude ? Peuvent-ils être des facteurs de confiance suffisamment canalisant pour faciliter l’adoption de ces systèmes ?
Leur pertinence à grande échelle reste à démontrer. La valeur basée sur le temps offre ses propres limites et cantonne ces systèmes aux couches les plus pauvres de la population.
Néanmoins, ces échanges par unités-temps forcent la réflexion et confrontent l’individualisme moderne. Ils rappellent l’importance de la communauté et nous interrogent sur la valeur que l’on donne à notre temps dans une société où celui-ci est plus facilement alloué à TikTok qu’à aider la grand-mère d’en face à réparer sa barrière ou à faire ses courses. Mais toutes les plateformes qui captent notre attention nous rendent bien peu en retour sinon des shots de dopamine et de plaisirs passagers, mais seront-ils encore là pour nous nourrir, nous aider dans un moment difficile et notamment dans nos vieux jours quand l’inévitable incapacité nous frappera à notre tour ?
Choisir l’allocation de notre temps – plus que jamais – semble un enjeu de société prégnant. Alors disposer d’outils qui nous invitent à emprunter le chemin de la solidarité, de l’entraide et de la communauté suffira-t-il à enrayer la dégradation et l’atomisation des relations sociales appauvries par ces intermédiaires technologiques mus par le profit ? Cela reste une question qui mérite au moins qu’on se la pose.

  • Cahn, E. (2001). On LETS and Time Dollars. https://doi.org/10.15133/J.IJCCR.2001.004
  • Clement, N., Holbrook, A., Forster, D., Macneil, J., Smith, M., Lyons, K., & Mcdonald, E. (2017). Timebanking, Co-Production and Normative Principles : Putting Normative Principles Into Practice. International Journal of Community Currency Research, 21(21), 36‐52. https://doi.org/10.15133/j.ijccr.2017.004
  • Hayashi, M. (2012). Japan’s Fureai Kippu Time-Banking in Elderly Care: Origins, Developmment, Challenges and Impact. 16.
  • Mattsson, C. E. S., Criscione, T., & Ruddick, W. O. (2022). Sarafu Community Inclusion Currency 2020–2021. Scientific Data, 9(1), 426. https://doi.org/10.1038/s41597-022-01539-4
  • North, P. (2007). Money and Liberation. The Micropolitics of Alternative Currency Movements.
  • Saiag, H. (2013). Considering monetary federalism from the Argentinian trueque (1995-2002). 69‐89.

[1] Collom, E., Lasker, J.N., Kyriacou, C., 2012. Equal Time, Equal Value. Ashgate, Farnham.
[2] Cahn, E. S. and Gray, C. (2013). Co-production from a normative perspective. In V. Pestoff, T. Brandsen and B.Verschuere (eds.) New Public Governance, the Third Sector, and Co-production. New York; London: Routledge, 129144


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