Parmi les personnes allongées sur des matelas à même le sol, mes yeux se sont posés sur le visage de Mohamed. Je me suis assise à côté de lui, ma main sur son bras, tentant de lui donner un peu de ma force. Nous avons discuté en nous regardant dans les yeux sans répit. Je l’ai quitté en posant ma main sur mon cœur et en faisant la promesse de ne pas les abandonner. Mohamed est jeune. Sa voix est douce.
Je lui ai demandé si je pouvais faire une photo de lui. Et lorsque je suis rentrée, j’ai longuement regardé sa photo en étant troublée et je me suis dit que ça aurait pu être un autre à sa place. Cet autre aurait pu s’appeler Sammy tant la ressemblance avec notre Secrétaire d’État est étrange.
Je m’appelle Rosario.
Comme mon nom l’indique, je suis fille de migrant.e.s.
Mes parents ont eu la chance d’arriver ici avec 4 enfants, il y a longtemps.
Comme aujourd’hui, la Belgique avait à l’époque besoin de main d’œuvre.
Moi, je suis née sur le sol belge. J’ai des papiers.
De l’Église du Béguinage, au milieu des corps fragilisés des grévistes de la faim, avec un groupe de citoyen.ne.s liégeois.e.s, nous sommes venus marquer notre soutien et relayer la parole de celles et ceux dont le force s’épuise jour après jour.
Nous, les fils et filles de migrant.e.s, d’où que nous venions, avons une histoire commune. Quelque part en nous, le souvenir de l’exil, du nôtre ou de celui de nos parents. Nous savons à quel point l’arrachement à son pays se fait toujours avec un courage et une douleur, tous deux inévitables et conjoints à l’exil. Et si nous avons perdu cet ancrage au sol qui nous a vu ou aurait dû nous voir grandir, c’est toujours pour des questions essentielles et vitales.
Ce qui pousse à migrer c’est l’espoir – fusse-t-il maigre – d’une vie possible dans la dignité et la sécurité.
Aujourd’hui, je suis stupéfaite à quel point Monsieur Sammy Mahdi oublie sa propre histoire.
Sammy Mahdi, m’entendez-vous ?
Entendez-vous les milliers de voix qui s’élèvent pour dénoncer ce qui se passe depuis trop longtemps en Belgique à l’égard des personnes sans-papiers ?
Visiblement non.
La surdité est ici feinte et traduit une posture politique, idéologique.
Monsieur Sammy Mahdi, vous souhaitez montrer un visage d’intégration parfaite renforçant ainsi la notion de bon migrant – mauvais migrant.
Monsieur Sammy Mahdi, vous souhaitez oublier votre histoire, celle de vos parents, de votre passé.
Et qui oublie son histoire, est condamné à errer indéfiniment dans le dédale des erreurs passées qui nous ont conduites aux moments les plus brutaux de notre histoire.
J’ai honte de ce gouvernement.
J’ai honte de la lâcheté qui est en cours et qui œuvre actuellement au sein d’une coalition de partis dits progressistes.
J’ai honte de vous, Sammy Mahdi qui marchez dans les pas de Maggie De Block et de Theo Francken et vous enlisez chaque jour un peu plus dans un déni d’humanité.
Votre politique n’a rien d’humain. Votre politique est juste ferme et abjecte. Je ne l’accepte pas et c’est pourquoi je resterai, avec des milliers d’autres, debout face à l’arbitraire et à la persécution des plus fragiles d’entre nous.
Monsieur Sammy Mahdi, vous avez cette vicieuse tendance à inverser la lecture des évènements jusqu’à trahir le cours de l’Histoire en vous présentant en tant que victime.
Selon vous, les grévistes de la faim, vous prendraient en otage.
Mais comment osez-vous ?
Comment pouvez-vous même le penser ?
Comment pouvez-vous dire que des personnes qui vivent dans un déni et une invisibilité totale, sans droits, errant de refus en refus à chaque demande d’asile, dont les enfants sont scolarisés dans des situations de précarité extrême, vous font un horrible chantage ?
Les sans-papiers, vous le savez, ont quitté pour des motifs sérieux leur pays. Ils et elles n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins correctement, se logent où ils et elles peuvent, sont exploité.e.s. Des salaires de misère, quand ils et elles ont la chance de trouver un travail, une vie à longer les murs par peur d’une arrestation, d’une détention en centre fermé, d’une expulsion.
Cette clandestinité imposée dure souvent depuis 5, 10, 15 ou voire plus de 20 ans.
Monde artistique, académique, syndical, associatif, des personnes de tous horizons ont les yeux posés sur nos élu.e.s à la manœuvre.
Car le problème est bel et bien idéologique, et trouve ses racines au sein d’une classe politique détachée du réel. Les conséquences de ces politiques inégalitaires brisent des vies. Pas besoin de tenir une arme ni d’appuyer sur une gâchette : il suffit de mettre en place la division systématique de la société avec pour terreau les inégalités entre bons et mauvais citoyens, fussent-ils migrants, chômeurs, au CPAS ou malades. Quant aux prétendus « mauvais » (entendez chômeur de longue durée, migrant sans-papiers, allocataires sociaux, malades de longue durée…) il faut les expulser, les sanctionner, les priver de revenus, les exclure, fouiller leur domicile et leur retirer toute dignité.
Ce sont ces mêmes irresponsables politiques qui rendent légal le risque de précarité de près d’une personne sur trois en Belgique et qui optent pour le soi-disant « retour volontaire » dont la formulation cache le principe d’expulsion à tout prix des personnes sans-papiers.
Nous nous souvenons toutes et tous de Semira Adamu et de la petite Mawda. Nous savons à quel point la violence structurelle de l’État à l’égard des personnes précaires, avec ou sans papiers, tue dans l’indécence la plus totale. Il est aussi possible de tuer psychologiquement une personne. Et c’est dans cet enlisement-là que le gouvernement Vivaldi continue de nous enfoncer un peu plus chaque jour.
Lorsque nous dénonçons les injustices à l’égard des personnes sans-papiers, Monsieur Sammy Mahdi, vous répétez invariablement les mêmes arguments, sans cœur, sans âme et sans esprit. Car derrière ces propos en apparence lissés se cachent des mesures de plus en plus inquiétantes plaçant les personnes sans droits en cible, en êtres indésirables avec pour seul motif qu’ils ou elles n’ont pas respecté ces ordres de quitter le territoire que l’administration aurait décrétés. Peu importent les motifs valides qui ont fait que ces personnes n’ont pu retourner chez elles sans mettre sérieusement en péril leur sécurité, leur intégrité. Il faut les faire dès lors payer pour ça et les renvoyer vers un « chez eux » dangereux, coûte que coûte et au mépris des liens sociaux qu’ils et elles ont tissés, ainsi que de leurs multiples apports à notre pays dont le chantier Arts-Loi n’est qu’un petit exemple.
Cependant, un gros détail vous embête, parmi ces personnes sans-papiers, il y a aussi des enfants.
Or, à défaut d’avoir supprimé l’Arrêté Royal autorisant l’enfermement des familles, vous cherchez donc à tout prix à pousser dehors, faire pression, pour que ces familles avec enfants soient conduites dans des centres de retour. Quel qu’en soit le prix. Pour ces personnes et pour la Belgique.
Alors oui, vous comprendrez que moi et des milliers d’autres personnes ne lâcherons pas et revendiquerons d’une même voix des critères clairs pour la régularisation des personnes sans titre de séjour présentes depuis de nombreuses années sur notre territoire.
150 000 personnes sans-papiers sont présentes sur le territoire belge. L’équivalent de la population d’une ville comme Bruges ou Louvain qu’il conviendrait de rejeter. Ça fait plus d’une personne sur cent en Belgique qui vit dans l’invisibilité et l’absence totale de droits.
Des solutions pourtant existent.
Il faut une commission claire et indépendante parce que l’opacité dans laquelle l’administration statue sur les dossiers des sans-papiers est inacceptable. C’est de l’arbitraire.
Il faut que soit stoppée cette proposition de loi autorisant les visites domiciliaires qui ne devrait concerner que les personnes suspectées d’avoir gravement enfreint la Loi. Les sans-papiers ne sont pas des criminels mais des travailleurs, déconsidérés et persécutés.
Il faut que soit stoppée cette politique de retour soi-disant volontaire qui cache un cynisme bien sombre. Un retour volontaire n’est possible que si les personnes ont le choix réel de rester dans ce pays en ayant des papiers ou de retourner chez eux.
Il faut enfin supprimer l’Arrêté Royal rendant possible l’enfermement des enfants, dans le respect des dispositions internationales.
La crise du COVID est une situation inédite qui demande à ce que soient pensées et déployées des mesures solidaires entre toutes et tous.
Si ces mesures ne sont pas revues, cela équivaudra à brûler symboliquement la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme que notre pays a signée.
Nous ne lâcherons pas. De Liège jusqu’à Bruxelles et partout en Belgique nous ne lâcherons pas.
Nous sommes une seule humanité et c’est bien pour tous les oubliés que nous luttons.
Et dans cette lutte, les femmes et les hommes sans-papiers sont des nôtres bien plus qu’une caste dirigeante aveugle et sourde.
Au moment où vous parcourez ces quelques mots. Mohamed n’a plus mangé depuis plus d’un mois. Il est jeune. Il vous ressemble. Il nous ressemble.
Nous serons avec lui, avec elles et eux jusqu’au bout du combat.
Rosario Marmol-Perez,
Pour l’École des Solidarités – Liège