Que de confusion, que de perplexité autour de ces termes, et au-delà, autour de ces réalités fluctuantes au fil de l’histoire.

Sens ou non-sens du travail

Le travail, ou faut-il dire l’ouvrage ? l’activité par laquelle nous créons ou transformons ou fournissons l’un ou l’autre service, que ce soit rémunéré ou non, c’est une composante essentielle des sociétés humaines, ce devrait être une source de lien social, ce devrait être ce qui donne sens à nos vies. Dans le cadre d’une économie capitaliste, le travail est ce qui crée la richesse. Le capitalisme transforme le travail en marchandise. L’énoncé est sans doute réducteur ; ce qui est acheté par le capitaliste et vendu par le travailleur, c’est sa capacité à travailler pendant un temps donné, c’est donc de la force et du temps de travail. Mais le résultat aliénant est bien là ; d’ailleurs, le capitalisme en donne une image négative, comme d’un temps aliéné, opposé à deux sources de satisfaction que sont la consommation et les loisirs. La seule raison de travailler serait l’obtention d’un salaire, ce qui ipso facto occulte simultanément le plaisir que peuvent éprouver bien des travailleurs à exercer leur métier (maçons, jardiniers, enseignants, soignants, etc.) et tout le travail non payé, souvent féminin ; de plus, ce qui est source de satisfaction, c’est aussi apprendre pour le plaisir, acquérir un esprit critique, créer, agir en tant que citoyen, mais aucune de ces sources de satisfaction, éminemment gratuites, n’arrange les classes dominantes.

Formes d’emploi

Un emploi, c’est du travail rémunéré. Il peut prendre différentes formes, depuis l’emploi statutaire des fonctionnaires nommés à vie jusqu’à la précarité extrême de travailleurs sans contrat auxquels on donne le nom trompeur d’auto-entrepreneurs, mais qui sont en fait dans une situation d’exploitation extrême, comme le montre le film de Ken Loach, Sorry We Missed You. À noter que les emplois statutaires sont souvent supprimés et remplacés par des contractuels, souvent en CDD, ce qui permet d’insécuriser les travailleurs et de les freiner dans leurs revendications.

Depuis les années 1980, nous avons quitté une période d’emplois stables et de presque plein emploi. (1) La sous-traitance attaque les conditions de travail et les savoir-faire spécifiques à chaque métier. Nous observons un délitement des conditions de négociations, des conditions de travail, et, souvent sournoisement par le changement de statut, des rémunérations, sans parler des réductions de cotisations sociales. Dans un même mouvement, des pans entiers de la sécurité sociale sont privatisés. (2) Nous remarquons d’ailleurs des glissements lexicaux : on ne parle plus d’ouvriers mais d’opérateurs, voire de collaborateurs ; des mots anglais font leur apparition comme teambuilding, B2B. Dans le même ordre d’idée, la métaphore du ‘marché du travail’ est trompeuse ; elle pourrait faire croire à une sorte de processus naturel qui permettrait de fixer librement le prix du travail selon la loi de l’offre et de la demande, alors que celui qui offre (le demandeur d’emploi) n’est en rien libre face à l’employeur. L’image masque la violence de ces rapports sociaux, la violence même du capitalisme qui, face à la moindre réaction vive de la part des travailleurs, la qualifie de “violence inacceptable et inconcevable dans un État de droit”, des condamnations relayées par la plupart des médias.

Alors que le droit du travail s’efforce d’établir un minimum d’équité, le néo-libéralisme le sape de toutes parts, notamment en introduisant une justice procédurale (si tous les contractants sont d’accord, aucune objection ne peut être soulevée !), qui va à l’encontre de la devise du droit romain pacta sunt servanda. Ainsi la proposition d’établir un barème pour les indemnités dues en cas de licenciement non justifié permet à l’employeur de calculer combien lui coutera telle ou telle entorse au droit.

La voix des travailleurs

Le travail est une question éminemment politique. Les syndicats sont là pour faire respecter les droits des travailleurs, mais aussi, en théorie du moins, des institutions internationales comme l’OIT. Pourtant il ne fait pas l’objet de délibérations démocratiques : si les salariés sont citoyens dans la vie courante, ils le sont rarement à l’intérieur de leur entreprise. Les travailleurs ne sont d’ailleurs presque jamais entendus dans les médias : dans la presse et surtout au journal télévisé, aux heures de grande écoute, ce n’est presque jamais le travailleur qui est interrogé, aucune légitimité ne lui est reconnue pour expliquer son rapport au travail, encore moins son malaise, ni les conséquences qui pourraient advenir. Si on parle d’un hôpital, on interrogera plutôt le directeur que l’aide-soignant. À la Poste, il était interdit aux travailleurs de répondre aux journalistes. Seuls les délégués syndicaux y étaient autorisés. Par contre, les hauts cadres pouvaient s’exprimer sans restriction (et ne s’en privaient pas !). Les travailleur veulent donner un sens à leur vie au travail, or ce silence les rend invisibles et illégitimes à parler de ce qu’ils font. Des droits sociaux ont été conquis au fil des ans, mais les travailleurs n’en ont toujours aucun sur la finalité de leur travail. Comment trouver un sens au travail quand l’affectation du travailleur change sans cesse sous l’étendard de la flexibilité, avec comme double objectif la déstructuration des travailleurs et la maximisation des profits (les travailleurs ‘flexibles’ sont souvent très peu payés). La perte de sens entraîne l’indignation. Dans les call centres, les banques, plus grave encore dans les CPAS, les procédures sont fréquemment modifiées. Le travailleur d’un abattoir où sont tués 1500 poulets par heure n’a pas le droit de faire la moindre proposition d’amélioration. La caissière ne peut pas aider à remplir le sac de vieilles personnes. L’aide-ménagère, dont le travail est chronométré, le facteur géo-localisé, l’accompagnateur de train, qui ne peut pas aider un handicapé, vivent la perte du lien social. Heureusement, beaucoup de travailleurs de service public, ayant intériorisé la mission fondamentale de leur fonction, outrepassent ces interdictions absurdes. La recherche de rentabilité c’est aussi la réduction des effectifs, ce qui engendre chez les salariés une souffrance qui est non seulement physique et psychique, mais éthique et qui porte atteinte à la qualité du travail.

Évaluation

Alors que les précédents rapports de force avaient amené des droits, la plupart des rapports de travail sont aujourd’hui placés sous le signe de l’insécurité, souvent par le biais d’une évaluation constante et omniprésente. Dans les entreprises, après les évaluations à la prime par l’employeur, qui génère l’individualisation (3), la compétition et la désolidarisation, voici l‘auto-évaluation, par rapport à soi-même et par rapport à ses collègues, ce qui entraine la compétition. Pire, dans certains cas, on va jusqu’à exiger du travailleur qu’il évalue ses collègues, ce qui peut conduire à la délation. La pression peut être tellement intense que certains laboratoires de recherche fraudent sur leurs résultats. Or toutes ces évaluations en cascade, nocives pour le travailleur, le sont aussi pour l’ambiance au travail, et pour le travail en lui-même. Ces évaluations à tous les niveaux forment un système de surveillance sujet à la subjectivité de l’évaluateur, qui est souvent seul à porter ses jugements. Aucune défense (juridique, syndicale) n’est prévue pour le travailleur évalué.

Contrats et aliénation

Dans un contrat de salariat, le travailleur est subordonné à l’autorité de son « employeur » (patron ou institution publique) : le contrat de travail dans le privé est individuel et son contenu ne peut prévoir de conditions inférieures à celles du contrat collectif négocié dans le secteur s’il y en a un ; dans un statut de fonctionnaire, le travailleur dépend du statut défini pour l’institution publique qui l’engage et ce statut n’est pas individuel mais s’applique de manière identique à tous les fonctionnaires qui remplissent la même fonction définie collectivement. Le travailleur indépendant, lui (qu’il soit jardinier, menuisier, maçon, médecin, architecte, avocat, …, ne vend pas sa force de travail pendant un temps donné, mais un bien ou un service, dans une transaction où la valeur d’usage est reconnue.

Avec le capitalisme industriel l’exploitation du travail ouvrier a été systématisée par la mesure et le contrôle du temps, l’organisation du travail à la chaîne, du travail en continu ou en trois équipes, et le taylorisme. Les cadences sont dès lors imposées par le rythme des processus et des machines aux ouvriers manuels qui sont payés à l’heure prestée et sont contrôlés par des contremaîtres. La croissance de la production et la difficulté de l’écouler obligent le système à développer le fordisme et le consumérisme. Le toyotisme va introduire la psychologie collective dans les équipes de production et responsabiliser ces équipes pour qu’elles augmentent leurs performances. L’auto-contrôle , la compétition à outrance vont amener les phénomènes de suicide au travail et de burnout.

Quand le numérique s’en mêle

Ensuite l’introduction de l’informatique et de la digitalisation vont transformer la robotisation, entraînant une désappropriation du savoir, de la maîtrise ouvrière et une exploitation plus grande encore. Cette digitalisation va envahir toutes les fonctions intellectuelles qui étaient effectuées par les employés, la programmation des tâches de classement, de comptabilité, de prévision, de planification, d’administration, de communication, de marketing.

Actuellement, avec les plateformes et l’utilisation des algorithmes, de nouvelles formes de travail informel voient le jour. Ces travailleurs ‘ubérisés’ sont évalués par des plates-formes dont on ne sait par qui elles sont contrôlées sans aucun moyen de se défendre d’un avis arbitraire. Nous entrons dans une nouvelle forme de violence.

Repenser le travail

Quelles peuvent être les perspectives pour transformer le TRAVAIL ? Tout d’abord, dans l’immédiat, quels combats mener contre ces nouvelles formes de pression ? Certains travailleurs non syndiqués lancent un combat de manière individuelle, en entrainent d’autres qui s’organisent pour des actions directes. Sans passer par les instances syndicales, ils trouvent leur légitimité dans leurs actions. Ils pourront ainsi retrouver le droit à de vrais contrats, à la protection du droit du travail.

Au-delà de ces combats nécessaires, il nous faut repenser globalement le travail dans une démarche politique qui nous entraîne en dehors et à l’encontre du système capitaliste. Il nous faut rappeler à quel point sont essentiels deux types de travail qui ne devraient pas relever de rapports de domination capitaliste : le travail non rémunéré et le travail effectué dans le cadre des services publics. Ce sont là deux secteurs qu’il nous faut valoriser, et d’abord arracher à l’emprise de la rentabilité. En effet, nous avons vu plus haut combien les services publics – poste, transports, soins,… – sont en fait gangrénés par la recherche de profit. Le travail domestique (y compris les soins prodigués aux proches) est à la fois invisibilisé, économicisé et placé en concurrence avec un emploi rémunéré. Réfléchir au travail, c’est bien sûr soulever des questions de rapports sociaux. Mais l’urgence climatique et les mesures à prendre pour y faire face nous ramènent à d’autres façons d’envisager le travail : l’agriculture (Olivier De Schutter le rappelle depuis plus de dix ans) doit s’affranchir d’une dépendance excessive envers les énergies fossiles et revenir à des formes de culture et d’élevage sans intrants chimiques donc requérant bien plus de main d’œuvre ; la fonction de gardes champêtres ou gardiens des communs doit être rétablie ; les logements doivent être conçus ou transformés pour n’avoir besoin que d’un minimum de chauffage (et d’aucune climatisation), voilà des emplois pour bien des corps de métiers dans la construction ; la possibilité d’emprunter des transports en commun devrait être étendue (davantage de lignes, plus grande fréquence) ; les centres de soins et les écoles, actuellement partout en sous effectifs, doivent offrir un encadrement optimal. Les personnes sans emploi rémunéré, elles, doivent recevoir une allocation.

Et le financement ?

Holà, mais qu’est-ce là pour une vision utopique ? D’où viendrait tout l’argent nécessaire ? Les pistes ne manquent pas, et nous ramènent au cœur des préoccupations premières d’ATTAC : la lutte contre la fraude fiscale (et donc l’élimination des paradis fiscaux), l’impôt sur la fortune, la taxation du kérosène, la taxation des transactions financières…

L’objection suivante, c’est qu’au fur et à mesure que ces inégalités s’effaceront, ces sources de financement se tariront. Or c’est là qu’il faut oser penser hors cadre. Repenser également le rôle de la monnaie. Nous inspirer peut-être des pistes anthropologiques bien plus vastes esquissées par Piketty dans son ouvrage Capital et idéologie.


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