[Par Elie Sadigh1]

Mon intervention est organisée en deux parties.

La première partie sera consacrée à l’état des lieux de la financiarisation.

La seconde partie sera consacrée aux propositions de réformes du système bancaire national, du système monétaire et financier international et aux propositions pour un modèle global.

Première partie : état des lieux de la financiarisation de l’économie nationale et de l’économie mondiale

Les crises financières, la crise de la dette des Etats, les délocalisations, les prélèvements indus, les prélèvements illégitimes, le pillage par la ruse de certains pays, les spéculations sur les monnaies, sur les marchés financiers, sur les marchés des matières premières et des produits alimentaires et leurs conséquences néfastes (misère, famines, etc.), les spéculations sur les terres de certains pays, tout cela est inhérent à une économie mondiale financiarisée.

Les financiers sont devenus les maîtres du monde. Ils dictent la conduite économique et financière des dirigeants au niveau national et au niveau international. Ils font croire, à l’aide de théories économiques sans fondement rationnel, que l’épargne est indispensable dans une économie d’évolution, que la libre circulation des capitaux financiers (la financiarisation mondialisée) favorise la croissance de l’ensemble des pays, que le marché libre et sans entraves est le meilleur régulateur, que l’Etat ne doit jouer que ses rôles régaliens, etc.

Je tenterai de répondre à quatre questions essentiellement.

1° Comment la financiarisation s’est-elle imposée au niveau national et au niveau international ?

2° A qui profite la financiarisation ?

3° Quelles sont les conséquences de la financiarisation ?

4° La financiarisation est-elle une nécessité absolue ?

Précision préalable :

La financiarisation est défendue par ses partisans de la façon suivante : les épargnants, les financiers et les organismes financiers sont nécessaires, car ils jouent un rôle important dans l’évolution de l’économie nationale et de l’économie internationale. Or, nous verrons que l’objectif des partisans de la financiarisation est de gagner de l’argent avec de l’argent, quelles qu’en soient les conséquences.

I. La financiarisation de l’économie nationale

1° Comment la financiarisation s’est-elle imposée au niveau national ?

A l’origine de la financiarisation de l’économie nationale, on trouve les néoclassiques, car leur théorie est devenue dominante. Ils considèrent l’épargne comme étant la source du financement des investissements, cela du fait que le profit n’est pas compatible avec l’équilibre de leur système d’analyse2. Ils sont donc obligés de fonder sur l’épargne la source du financement des investissements.

En outre, les classiques et les keynésiens, bien qu’ils fondent sur le profit et l’épargne les sources du financement des investissements, ne sont pas parvenus à expliquer le profit dans le cadre de l’équilibre monétaire3. Ainsi l’absence du profit pour les uns et l’absence d’explication concernant sa réalisation pour les autres ont ouvert la voie à la financiarisation.

Pour les néoclassiques, le niveau d’investissement (I) dépend du niveau d’épargne (E). Ainsi l’investissement est égal à l’épargne(I = E). Ce rapport entre l’épargne et l’investissement les amène à dire ceci : plus d’épargne engendre plus d’investissements et moins d’épargne engendre moins d’investissements, pas d’épargne pas d’investissement. Par conséquent, selon les néoclassiques, le niveau des investissements dépend de la volonté des épargnants.

Ce rapport entre l’épargne et l’investissement amène aussi certains auteurs à exiger de récompenser les épargnants afin de favoriser l’épargne. Il a donc fallu verser des intérêts aux détenteurs des obligations et des dividendes aux détenteurs des actions.

Pendant longtemps les banques et les institutions financières ont joué un rôle d’intermédiaires afin de mettre en rapport les épargnants et les entrepreneurs qui souhaitaient réaliser des investissements. Il a donc fallu organiser aussi un marché financier, la Bourse, où il est possible d’acheter et de vendre les actions et obligations qui existent.

Précision importante : la Bourse ne crée pas de valeur. En revanche, elle permet à certains de s’approprier une partie du revenu ou de la valeur créée par les travailleurs qui participent à la réalisation de la production.4

Après la réforme bancaire des années 1980, les entreprises ont eu la possibilité d’emprunter directement sur le marché boursier en émettant des actions et des obligations.

La Bourse joue donc un rôle très important pour certaines catégories, celles qui peuvent vivre, en partie ou en totalité, de la rémunération de leurs placements, de la rente. Elle est devenue un lieu où l’on peut acheter et vendre des actions et des obligations, où l’on peut spéculer et où l’on peut emprunter. A partir de là, la financiarisation est en marche.

Quelles sont les limites de la théorie néoclassique, qui fonde sur l’épargne la source du financement des investissements ?

Les entreprises qui contractent des emprunts sont amenées à honorer leur dette un jour ou l’autre. Or, seul le profit permet aux entreprises de se désendetter. Mais nous avons vu que l’analyse néoclassique n’est pas compatible avec le profit. Par conséquent, cette analyse se trouve dans l’impossibilité d’expliquer le désendettement des entreprises, ce qui marque une première limite de cette théorie, une première limite absolue.

En outre, les néoclassiques vont être amenés à expliquer comment les entreprises qui contractent des emprunts pour financer l’achat du capital rémunèrent les détenteurs des actions et obligations. Or, ils ne peuvent pas l’expliquer par le profit, puisque le profit n’est pas compatible avec l’équilibre de leur système d’analyse.

Pour contourner ce problème, les néoclassiques disent que le capital est une cause ou un facteur de production comme le travail et qu’à ce titre il doit être rémunéré. Ainsi les néoclassiques sont-ils amenés à résoudre un autre problème qui, est celui du partage du produit entre le travail et le capital. A cette fin, ils proposent de déterminer la part de chaque facteur selon sa productivité marginale.

Mais cette détermination est fondée sur une hypothèse qui n’a ni fondement rationnel ni fondement réel. En effet, ils supposent que les facteurs de production sont substituables. Cette hypothèse signifie que, sur une quantité donnée d’un facteur (facteur fixe), il est possible d’employer n’importe quelle quantité d’un autre facteur (facteur variable). Au fur et à mesure que la quantité du facteur variable augmente, sa productivité, donc sa rémunération, diminue, alors que la productivité, et donc la rémunération, du facteur fixe augmente. Or, on ne voit pas pourquoi la productivité, donc la rémunération, du facteur fixe, augmente, alors que ni sa quantité ni sa qualité ne varient.

Cette hypothèse des néoclassiques n’est qu’une fiction. Elle signifie, par exemple, qu’un tracteur (facteur fixe) peut être conduit par plusieurs cultivateurs (facteur variable) à la fois, ou qu’un cultivateur (facteur fixe) peut conduire plusieurs tracteurs (facteur variable) à la fois. Il apparaît clairement que cette hypothèse est une fiction. Par conséquent, la détermination néoclassique de la part de chaque facteur est aussi une fiction. Cela marque une autre limite absolue de la théorie néoclassique.

2° A qui profite la financiarisation ?

En dernière analyse, on peut dire que lorsque l’on accepte l’épargne comme étant la source du financement des investissements, on ouvre la voie à la financiarisation de l’économie. Lorsque l’on dit que le capital est un facteur de production, on exige qu’il soit rémunéré. Ainsi on accepte qu’être épargnant donne un droit sur une partie du produit, on accepte qu’il soit possible de gagner de l’argent avec de l’argent, on accepte qu’il soit possible de gagner de l’argent en dormant. Enfin, on accepte la charité représentée par la taxe Tobin.

3° Les conséquences de la financiarisation de l’économie nationale

Dans une économie financiarisée, sous l’influence de leurs financiers, les dirigeants des entreprises qui réalisent un profit font des calculs de rentabilité quant à son utilisation : doivent-ils utiliser le profit pour financer les investissements, doivent-ils le placer sur le marché financier national ou international pour recevoir des intérêts ou doivent-ils utiliser le profit pour spéculer ? Or, la destination normale du profit est de financer les investissements.

Mais dans le cas où ils prennent la décision de placer leurs profits sur le marché financier international, ils mettent en difficulté d’autres dirigeants d’entreprises qui souhaitent investir. En outre, ils manquent une occasion de réaliser des investissements dans leur pays. Enfin, cette façon d’utiliser le profit devient une cause d’insuffisance de la demande globale, une cause de faillite de certaines entreprises et donc une cause d’aggravation de la situation de l’emploi. Dans le cas où ils prennent la décision de spéculer, non seulement ils n’investissent pas et prennent des risques, mais aussi et surtout cette décision engendre les conséquences néfastes que je viens d’évoquer.

4° La financiarisation est-elle une nécessité absolue ?

Pour répondre à cette question, il faut savoir si l’épargne est une nécessité absolue pour financer les investissements. Autrement dit, il faut savoir si le profit existe ou n’existe pas.

A l’encontre de ce que disent les néoclassiques, le profit existe, c’est une réalité et une nécessité. En effet, c’est leur profit qui permet aux entreprises d’investir, de se désendetter et de payer des dividendes et intérêts.

Le profit représente une partie du revenu des travailleurs captée par les entreprises. Par conséquent, la distribution du profit en dividendes et intérêts constitue l’une des principales causes de prélèvements indus et donc de la spoliation des travailleurs.

En fait, le profit est maximal lorsque l’épargne destinée aux entreprises est nulle5. Le profit diminue au fur et à mesure que l’épargne destinée aux entreprises augmente. Lorsque le profit est maximal, les entreprises considérées dans leur ensemble sont indépendantes des marchés financiers, ce qui signifie que l’épargne destinée aux entreprises n’est pas une nécessité absolue.

Par conséquent, le marché financier qui draine l’épargne des ménages destinée aux entreprises n’est pas non plus une nécessité absolue. En fait, l’augmentation de l’épargne pénalise les entreprises qui voient leur profit baisser, mais elle ne signifie pas l’augmentation des investissements. En effet, le niveau d’investissement est déterminé par la production de ce secteur. Un exemple : un pays produit 100 tracteurs, dans ce pays, il est impossible d’acheter plus de 100 tracteurs.

La diminution de l’épargne favorise les entreprises qui voient leur profit augmenter. La diminution de l’épargne ne signifie pas, non plus, une baisse des investissements, puisque les entreprises considérées dans leur ensemble peuvent les financer par leur profit.

La théorie néoclassique a favorisé et légitimé les prélèvements indus et illégitimes et donc la spoliation des travailleurs

Comment a-t-on tenté de légitimer les prélèvements indus ? Nous l’avons vu, pour les néoclassiques il existe plusieurs facteurs de production, ce qui signifie que le produit doit être partagé entre les facteurs. En considérant le capital comme une cause de la production, les néoclassiques tentent de légitimer la rémunération du capital.

Or, les néoclassiques confondent la cause de la production, qui est le travail, et les éléments techniques nécessaires à la réalisation de la production (dont le capital, qui est un produit). En fait, contrairement à ce que veut faire croire la théorie néoclassique, le travail n’est pas une marchandise qui peut être achetée et la rémunération du travail n’est pas un achat, mais elle signifie la formation du revenu, tandis que le capital est un produit, il s’achète donc par la dépense d’un revenu déjà formé. En d’autres termes, la rémunération du travail ne nécessite pas l’existence préalable d’un revenu, mais l’achat du capital nécessite l’existence préalable d’un revenu.

En outre, le capital est rémunéré par le profit qui représente une partie du revenu des travailleurs captée par les entreprises. C’est pourquoi l’on peut dire que la rémunération du capital représente un prélèvement indu.

Comment apparaissent les prélèvements illégitimes ? Il y a deux causes à cela.

1° La théorie néoclassique considère que la monnaie a un pouvoir d’achat. Elle confond donc monnaie et revenu monétaire. Cette confusion favorise la réalisation par la ruse de prélèvements illégitimes sur le revenu réel des travailleurs.

2° Les néoclassiques appliquent à l’économie salariale l’analyse établie dans l’économie artisanale, dans laquelle le prix et la valeur sont déterminés au moment de l’échange. La théorie néoclassique ne détermine donc pas le revenu à la production dans une économie salariale, ce qui va à l’encontre de la réalité. De ce fait, la quantité de monnaie qui doit entrer dans les échanges est indéterminée. Par conséquent, leur théorie se trouve dans l’impossibilité de distinguer la dépense du revenu (pouvoir d’achat légitime) de la dépense de la monnaie (pouvoir d’achat illégitime) sur le marché des produits.

En effet, dans l’analyse néoclassique, sur le marché apparaissent deux masses face à face : la masse de produit et la masse de monnaie.

MasseMasse
de produitde monnaie
100 u.p.100 u.m.
Schéma 1 – Masse des produits et Masse de monnaie

MV = PT. Pour les néoclassiques cette équation permet de déterminer à la fois le niveau général des prix et le pouvoir d’achat de la monnaie.

M = la masse de monnaie ; V = la vitesse de circulation de la monnaie ; P =  le niveau général des prix et T = la masse de transactions ou de produit.

100 unités de monnaie (u.m.) = 100 unités de produit (u.p.)

Le niveau général des prix ou le pouvoir d’achat de la monnaie :

1 unité de monnaie =1 unité de produit

Dans une économie salariale, les néoclassiques déterminent les prix sans avoir déterminé le revenu à la production, ce qui est un non-sens.

Or, il existe deux phases dans une économie salariale : phase de la production et phase de l’échange.

La phase de la production détermine la valeur du produit et la formation du revenu dans l’acte de versement des salaires.

La phase des échanges détermine la formation des prix par la dépense du revenu.

Les néoclassiques ne s’intéressent qu’à la phase de l’échange, c’est-à-dire à ce qui se passe sur le marché. Or, le marché se trouve dans l’impossibilité de distinguer la dépense du revenu de la dépense de la monnaie.

Les prélèvements illégitimes constituent donc une autre cause de la spoliation des travailleurs. En fait, les prélèvements illégitimes augmentent le profit des entreprises et donc les dividendes des actionnaires.

1 Je remercie Gérard Prévinaire pour sa releture et ses commentaires.

2 L’équilibre sur le marché des produits est obtenu par l’égalité entre l’offre et la demande.

3 L’équilibre monétaire est déterminé par l’égalité entre la valeur monétaire de l’offre globale et la valeur monétaire de la demande globale. Autrement dit, l’équilibre monétaire est réalisé lorsque le produit est écoulé par la seule dépense du revenu formé à la production.

4 Les transactions sur les marchés financiers modifient la répartition originaire des revenus provenant de la monétisation de la production sans modifier le montant de l’ensemble de ces revenus.

5 Pour une période donnée, l’épargne est nulle lorsque la totalité des revenus provenant de la monétisation de la production de cette période sont dépensés sur le marché des produits neufs (biens et services).


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