Le 25 avril dernier, dans le Journal du dimanche, une soixantaine de personnalités vantaient, avec un cynisme assumé, l’efficacité du secteur privé, « flexible et réactif », et déploraient les « déficiences » du secteur public ; les signataires constataient que ce que la crise provoquée par la pandémie de Covid-19 a révélé, c’est « l’impuissance publique, jusque dans la fonction régalienne de protection des citoyens », ceci alors que, reconnaissaient-ils, « nous ne souffrons pas d’un manque de moyens », mais en conséquence de « choix faits depuis des décennies dans leur répartition, au détriment du terrain ». Tiens oui, en effet, les budgets successifs ont raboté le financement des services publics ; c’est particulièrement flagrant pour les transports et les soins de santé, où la logique managériale s’impose jusque dans le vocabulaire utilisé (clients, rentabilité, tarification à l’acte…).
Or, non, un service public n’est pas une entreprise commerciale. Comme nous le rappelait en 2007 notre ami Englebert Renier, s’inspirant d’un ouvrage de Joseph Stassart, les services publics sont des services organisés par les pouvoirs publics dont la fonction est de mettre à la disposition de tous des biens immatériels (le savoir, la culture, etc.) et matériels (logements sociaux, soins et médicaments, accès à l’eau potable et à l’énergie, argent, etc.), et ceci gratuitement ou à un prix nettement inférieur à leur coût de production.
Il est évident que pour faire fonctionner correctement ces services (gratuits ou à moindre coût), il faut les financer, et comment les financer sinon par les cotisations à la sécurité sociale d’une part et la fiscalité d’autre part. De façon prévisible, les auteurs de la tribune du JDD précisaient qu’à leurs yeux « la fiscalité doit se faire plus légère et incitative ». Dans la philosophie zen, ça s’appelle un koan, une contradiction dans les termes, une impossibilité logique. Les « héros du quotidien », les travailleurs de première ligne, il faut les récompenser, valoriser leur travail, mieux les rémunérer ; nous osons supposer que nos auteurs en sont d’accord, mais avec quel argent s’il ne faut pas alourdir la « charge » fiscale pour les riches ? Celui, sans doute, qui serait récolté par l’une ou l’autre taxe ou accise, sur l’énergie par exemple, qui va frapper tous les contribuables, donc beaucoup plus durement ceux qui vivent de bouts de ficelle.
Du côté des cotisations à la sécurité sociale, il faut cesser de prévoir des exceptions d’ordre divers qui permettent aux employeurs de faire des économies. C’est là aussi de l’argent qui n’est pas disponible pour des mesures de solidarité lus que jamais nécessaires.
Les mesures à prendre en matière de fiscalité sont bien connues et fort simples. Certaines peuvent être appliquées très vite ; d’autres exigent un minimum de coordination internationale. Il faut rétablir des taux d’imposition élevés sur les tranches de revenus les plus hautes ET globaliser les revenus : il faut que soit imposés au même taux les revenus mobiliers (pas de précompte libératoire !) et les revenus du travail. Dans le même temps, pour éviter que la Belgique ne reste un enfer fiscal pour les travailleurs et les petits revenus, il faut relever le seuil à partir duquel l’impôt s’applique et baisser la TVA sur les biens et les services de première nécessité comme l’eau, l’énergie (mieux encore : octroyer un forfait gratuit, le contraire des primes à la surconsommation).
L’imposition des sociétés doit également être modifiée. Actuellement, les entreprises multinationales se servent de leurs diverses filiales pour éluder l’impôt (comme par hasard, les bénéfices sont réalisés là où l’impôt est presque inexistant). Il faut les obliger à fournir des rapports sur leurs activités pays par pays (nombres de travailleurs, chiffre d’affaires, bénéfices) et introduire un impôt international unique calculé dans chaque pays en fonction des chiffres fournis (c’est l’objet des négociations en cours à l’OCDE).
Il faut introduire un impôt sur les plus-values boursières, comme il en existe d’ailleurs dans la plupart des autres pays d’Europe. Il faut également appliquer une taxe sur les transactions en devises, la ‘taxe Tobin’ qui a donné son nom à notre association ; après enquêtes et auditions le parlement belge a voté une loi en ce sens en 2004, mais qui met comme condition son adoption par les autres membres de la zone euro. À ma connaissance, il n’en a plus été question. La taxe sur les transactions financières proposée par 11 puis 10 états membres porte, elle, sur les transactions en bourse.
Enfin il faut combattre efficacement tant l’évasion que la fraude fiscale. C’est tous les ans depuis 2013 que des lanceurs d’alerte permettent aux médias d’étaler des scandales fiscaux : des cas d’« optimisation fiscale » (vocabulaire des facilitateurs de ces pratiques douteuses) tournant au délit, ceci sans autre conséquence que des transactions fiscales libératoires qui évitent toute poursuite pénale. Il faut agir en amont en supprimant dans la législation les possibilités de niches qu’exploitent les conseillers. Il faut aussi dénoncer les facilitateurs de ce crime planifié, au premier chef, les ‘Big Four’, les quatre cabinets d’audit et de conseil, qui remplissent tout à la fois, et fort opportunément pour eux, le rôle de commissaires aux comptes et de conseillers fiscaux. Ces quatre énormes entreprises, qui ne produisent rien sinon des montages financiers et donc jouent un rôle particulièrement néfaste par rapport à la collectivité, ont un poids économique énorme à l’échelle de la planète et sont omniprésents dans les lieux de décision. Parmi les professions nécessaires à la mise en œuvre de ces détournements : des avocats fiscalistes, des experts comptables, des réviseurs d’entreprise. À la suite de révélations dans Paris Match par le journaliste d’investigation Frédéric Loore, ATTAC Bruxelles 2 et ATTAC Liège ont introduit des plaintes déontologiques contre deux avocats d’affaire et un expert-comptable auprès de leur Ordre et Institut respectif, dénonçant des pratiques contraires aux règles de leur profession. D’autres organisations et beaucoup de particuliers s’y sont joints. Fin août, les plaintes ont été jugées sans fondement par le Barreau de Bruxelles. ATTAC envisage la possibilité d’aller en appel.
Pour en savoir beaucoup plus sur ce que nous souhaitons en matière de justice fiscale, indispensable au financement des services publics, nous vous invitons à consulter les sept émissions de deux heures organisées du 11 au 20 mai dans le cadre du Festival Justice fiscale par le CNCD et le Réseau pour la Justice fiscale ; les vidéos sont disponibles sur le site notre site (onglet ‘XXX’ ) : adresse .
(Cet article est nourri des observations et commentaires de Christian Savestre, Daniel Puissant et Eric Nemes.)