Vers une privatisation accélérée de l’enseignement

[Michel Verbiest]

En 1996 déjà, Christian Morrisson rédigeait le Cahier politique 13 de l’O.C.D.E. sous le titre : La faisabilité politique de l’ajustement. Il y expliquait comment un gouvernement peut mener une politique d’austérité sans soulever des mouvements d’opposition trop violents. Voici ce qu’il écrivait à propos de l’enseignement : Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de services, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles et aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité.

Plus récemment, l’O.C.D.E. affirmait : Tous les élèves n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la « nouvelle économie ». En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne doivent pas être conçus comme si tous devaient aller loin.

On voit ainsi s’inscrire, sans la moindre ambiguïté, l’idée que l’enseignement, s’il doit continuer à s’adresser à tous, ne doit plus s’inquiéter de maintenir un niveau plus ou moins égal en qualité. Toutes les études montrent, évidemment, que tous les élèves n’ont pas les mêmes chances de réussir leur scolarité et que l’appartenance sociale joue un rôle prépondérant dans le choix des filières d’enseignement. Mais le discours officiel, qui se doit d’être politiquement correct, est tenu de proclamer la volonté d’établir l’égalité des chances pour tous.

Ce qui choque dans les propos de Morrisson et dans la déclaration de l’O.C.D.E., c’est l’aplomb et le cynisme avec lesquels l’inégalité scolaire est présentée comme une chose tout à fait normale et même positive. Dans la citation de Morrisson, relevons l’idée que certaines activités pourraient être supprimées ou financées par les parents. C’est, bien entendu, la porte ouverte à la privatisation totale ou partielle de l’enseignement.

Et cette privatisation, nous allons le voir, tend à se développer et à s’accélérer dans la plupart des pays.

En France

Selon un article de Laura Raim (Le Monde diplomatique, septembre 2018), des fonds d’investissement placent leur argent dans des écoles privées françaises. Les enseignants sont rémunérés par l’éducation nationale. Un contrat d’association avec l’État (en application de la loi Debré de 1959), permet à ces sociétés privées de facturer 6495 € par élève à charge des finances publiques. Le nombre d’écoles privées en France augmente de 4% par an.

Mais ces écoles privées ont également le droit de réclamer aux familles des frais de scolarité. Une petite recherche sur les sites de ces établissements montre des écarts de minerval énormes : de quelques centaines d’euros à plusieurs dizaines de milliers par an. Des photos montrant des châteaux somptueux dans des propriétés verdoyantes avec golf et tennis donnent à croire que les élèves qui y sont accueillis ne fréquentent pas la piscine municipale.

Mais la morale est sauve. Le contrat d’association stipule que ces établissements sont tenus d’accueillir tous les élèves. Une photocopie du compte en banque des parents tient vraisemblablement lieu d’examen d’entrée.

En Angleterre

Le précédent ministre des finances, George Osborne, avait annoncé la privatisation de TOUT l’enseignement public pour 2020. Son successeur depuis 2016, Philip Hammond, ne semble pas d’un autre avis.

En Suède

La Suède a longtemps caracolé en tête des évaluations internationales des systèmes éducatifs. Violette Goarant a publié un article (Monde diplomatique, septembre 2018) intitulé : Privatisation de l’école : le fiasco suédois. Elle décrit le processus qui a conduit à la dégradation profonde de la qualité de l’enseignement dans ce pays. Le gouvernement a décidé de donner aux parents ayant un enfant en âge de scolarité un “chèque scolaire” en même temps qu’était supprimé le système de carte scolaire assignant une école à chaque élève. Ce chèque de valeur unique permettait aux parents d’inscrire indifféremment leur enfant dans une école publique ou privée (Friskola). Bien entendu, l’école privée, cotée en bourse, pouvait réclamer des frais supplémentaires aux parents. C’est là que le système a dérapé. En acceptant de payer plus, les parents ont exigé que leurs enfants obtiennent de bons résultats. D’usagers d’un service public, ils sont devenus clients d’un service privé. Et comme le dit l’adage : le client est roi. Désignés comme seuls responsables des mauvais résultats obtenus par les élèves, les enseignants ont dû revoir continuellement leurs exigences à la baisse. Le système scolaire suédois s’est effondré dans les tests internationaux. Et Violette Goarant écrit : “En 2013, le groupe JB Education, géré par une société de capital-risque danoise, fait faillite, en laissant sur le carreau 11 000 élèves et 1 600 employés“.

Car, il faut bien le rappeler : seules les entreprises publiques sont tenues au respect de deux principes au moins : l’universalité et la continuité. L’universalité impose que le service doit être accessible à tous. La continuité signifie qu’un service ne peut être supprimé tant qu’il est utilisé par des usagers. Les entreprises privées mais aussi les entreprises publiques autonomes ne sont pas soumises à ces contraintes. La suppression de nombreux bureaux de poste en Belgique (Bpost) et d’un grand nombre de gares trop peu rentables (SNCB) est là pour le prouver.

La catastrophe suédoise n’a pas refroidi les ardeurs des promoteurs privés puisqu’ils se sont lancés, notamment, à l’assaut du Royaume-Uni, de l’État de New York, des Émirats, des Pays-Bas, de la Norvège, de l’Allemagne, de l’Inde et, tiens, tiens, … de la Belgique (si l’on en croit Mme Cecilia Carnefeldt, directrice du groupe Kunsskapskolan Education, quand elle affirme, en septembre 2018 : “Des discussions sont actuellement en cours avec la Belgique“).

En Communauté française de Belgique

Si les auteurs du pacte d’excellence nient farouchement que cette réforme ouvre la voie à la privatisation de l’enseignement, de nombreux éléments permettent de mettre en doute ce qu’ils avancent.

McKinsey

Cette firme, spécialisée dans la consultance en matière de gestion d’entreprises a été engagée pour “conseiller” les membres du groupe central chargé de rédiger l’avis sur lequel se baserait le pacte. Passons sur les conditions discutables de cet engagement peu regardant quant au respect de la législation sur les marchés publics. Quant à conseiller, il faudrait plutôt dire que Mc Kinsey a largement dirigé ces travaux (selon Eugène Ernst, de la CSC Enseignement, 75 % du travail du groupe central ont été dictés par McKinsey).

Il n’est donc pas étonnant que McKinsey ait imprimé un fort accent managérial à la future gestion de l’enseignement. Une gestion contractuelle où les contrats d’objectifs imposés aux écoles ressemblent aux contrats de gestion en cours dans les entreprises publiques autonomes (RTBF, Proximus, Bpost, SNCB,…)

Quant au financement de McKinsey, il a été pris en charge quasi intégralement par deux “mécènes” privés : la Fondation Baillet Latour et la Fondation Libeert. Une petite recherche sur Internet permettra au lecteur de connaître une bonne partie des entreprises qui alimentent ces fondations, parmi lesquelles, INBEV (sic !) mais aussi d’autres dont les comportements aux plans fiscal et environnemental sont loin d’être exemplaires.

La transformation de l’enseignement organisé par la Communauté française en O.I.P.

Récemment, le Parlement de la Communauté a voté un décret transformant l’enseignement officiel public organisé par la Communauté en un organisme d’intérêt public (O.I.P.) de type B. Cet enseignement public par excellence est ainsi devenu une structure assez semblable aux entreprises publiques autonomes telles que celles citées plus haut. Les événements intervenus il y a peu chez Proximus montrent à suffisance quel pouvoir a encore l’autorité publique dans ce genre de société.

La constitution de la cellule opérationnelle du pacte d’excellence

Une cellule opérationnelle a été mise en place pour assurer la conduite générale de la mise en œuvre du pacte. Sur onze personnes recrutées, UNE SEULE a une expertise en matière de politique éducative. Les autres sont des juristes, des financiers, des managers. Comment croire que le pacte est vraiment une réforme pédagogique ?

La mise en place de partenariats public-privé (P.P.P.)

Un décret de novembre 2016 autorise les pouvoirs publics à établir des partenariats avec le privé en matière d’enseignement. Il est fort probable que ces P.P.P. vont se multiplier pour faire face à la forte croissance démographique scolaire actuelle.

François Cusset (historien des idées) a clairement démontré le processus systématique propre à ce type de partenariat :

  • On réduit les moyens d’un service public en arguant qu’il n’est pas possible de faire autrement.
  • On fait appel au privé pour apporter un soutien au service.
  • On privatise les activités rentables et on socialise les activités déficitaires.
  • On constate l’inefficacité du public que l’on abandonne progressivement.
  • Le service est entièrement privatisé et les activités déficitaires supprimées.

L’école, cible parmi d’autres de la privatisation

Ce mouvement généralisé de privatisation ne touche pas que l’enseignement. Il concerne aussi la Justice, la Santé, la Sécurité publique, la Sécurité sociale. Cette privatisation nous conduit vers une société duale où il ne sera plus question de classes mais de castes sociales.


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