Paru dans le quotidien Le Soir, Vendredi 16 mars 2012 (Page 14)
« L’Etat-providence n’a pas été généreux »
Eric Toussaint appelle les citoyens à se mobiliser pour exiger une politique qui ne soit plus exclusivement au service des banques et du profit privé.
Entretien
Triple A, c’est la note maximale attribuée par les agences de notation, dont les avis « terrorisent » les gouvernements. AAA, c’est aussi A pour austérité (budgétaire), A pour austérité (salariale) et A pour austérité (sociale) – le remède que l’Europe s’efforce de faire avaler aux citoyens pour résoudre une crise qui serait d’abord celle des finances publiques, déstabilisées, nous répète-t-on, par un Etat-providence trop généreux.
A contre-courant, AAA, ce pourrait être A pour audit, A pour annulation (des dettes) et A pour autre politique. Ce devrait être le triple A des peuples. Telle est la conviction qu’Eric Toussaint, président du CADTM Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde), et Damien Millet veulent faire partager par les citoyens, aussi bien dans leur dernier opus, AAA, tout juste sorti au Seuil, qu’au travers des nombreuses conférences qu’ils animent en Belgique et en France – et qui ont toujours plus de succès.
Dominique Berns (Le Soir): Nos finances publiques sont en crise ; les dettes des Etats sont trop élevées ; nous avons vécu au-dessus de nos moyens ; nous devons faire ceinture. C’est le message de la Commission européenne, mais aussi des gouvernements des Etats membres, de droite comme de gauche. Vous rejetez le diagnostic et le remède. Pourquoi ?
Eric Toussaint: La crise est d’abord une crise des dettes privées des banques et d’autres grandes entreprises privées. Elle s’est ensuite transformée en une crise des finances publiques, suite à l’intervention des Etats. Notre analyse va à l’encontre d’une idée sans cesse ressassée selon laquelle la source principale de nos problèmes viendrait des dettes souveraines. Je ne nie pas que les dettes publiques soient aujourd’hui trop lourdes. Mais celles-ci ne sont pas à l’origine de la crise.
Dominique Berns (Le Soir): Tout de même, s’il est exact que les dettes publiques ont fortement augmenté suite à la crise, nos Etats étaient déjà très endettés. N’est-ce pas la preuve que nous avons vécu au-dessus de nos moyens ?
Eric Toussaint: Les dettes publiques étaient en effet déjà trop élevées avant la crise. Mais pas parce que les citoyens auraient bénéficié d’un Etat-providence trop généreux. Les Etats, en règle générale, n’ont pas profité des meilleures conditions économiques à la fin des années 1990 et au début des années 2000 pour assainir les finances publiques. C’est notamment le cas de la Belgique. Ils auraient dû le faire en faisant peser l’effort sur les plus riches, en levant mieux et plus équitablement l’impôt. Au contraire, on a multiplié les cadeaux fiscaux – par exemple, la détaxation des plus-values sur actions ou les intérêts notionnels – qui n’ont pas permis d’augmenter les recettes de l’Etat. C’est dans ce contexte qu’est intervenue la crise financière. Et les Etats ont sauvé les banques. En Belgique, selon la Cour des comptes, le coût direct net – déduction faite de ce que les banques ont payé en intérêt sur les prêts publics ou pour rémunérer les garanties que l’Etat leur a accordées – atteint les 17,6 milliards sur la période 2008-2011. La crise économique causée par les banques a également contribué à la détérioration des finances publiques, tout recul ou ralentissement de l’activité économique se traduisant par une baisse des recettes fiscales.
Dominique Berns (Le Soir): Ne fallait-il pas sauver les banques ?
Eric Toussaint: Il fallait protéger l’épargne des déposants. Mais il fallait assainir le système bancaire en récupérant le coût sur le patrimoine global des grands actionnaires. L’Etat aurait dû se doter d’institutions publiques d’épargne et de crédit. On a préféré cacher à l’opinion publique la responsabilité des grandes institutions financières privées dans le déclenchement de la crise. Il faut, à l’encontre du discours dominant, répéter que les coffres des banques sont remplis d’actifs toxiques d’une dangerosité beaucoup plus élevée que les titres souverains grecs ou portugais. Nos économies vivent une crise profonde du capitalisme dans sa phase financière. Ce sont les politiques néolibérales mises en œuvre dans nos pays depuis un quart de siècle qui en sont fondamentalement la cause. Les politiques menées aujourd’hui aggravent et prolongent la crise.
Dominique Berns (Le Soir): Vous dénoncez l’austérité généralisée que s’impose aujourd’hui l’Europe…
Eric Toussaint: L’austérité est injuste et approfondit la crise. Si vous comprimez les deux éléments qui peuvent relancer l’économie – les dépenses publiques et la consommation privée – vous prolongez la crise, sans pouvoir atteindre votre objectif annoncé d’assainissement des finances publiques. Ce n’est pas un scoop. Il suffit de regarder ce qui se passe en Grèce.
Dominique Berns (Le Soir): Mais alors pourquoi l’Europe s’impose-t-elle l’austérité ?
Eric Toussaint: La raison, si on la cherche, est la suivante : les gouvernements qui continuent d’appliquer des politiques néolibérales veulent terminer le travail entrepris par Margaret Thatcher en 1979, quand elle est devenue Premier ministre britannique. Les gouvernements et les détenteurs du pouvoir économique utilisent la crise comme alibi pour une thérapie de choc destinée à achever le démantèlement de l’Etat-providence, à remettre en cause toute une série de mécanismes de solidarité collective développés durant les 30 années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Dominique Berns (Le Soir): Mais vous admettez que les dettes publiques sont trop élevées. Il faut donc bien les réduire…
Eric Toussaint: Absolument. De manière radicale. Mais pour cela, il faut, d’une part, annuler la part illégitime des dettes publiques et, d’autre part, augmenter les recettes fiscales en faisant payer les responsables de la crise.
Dominique Berns (Le Soir): Quelle dette illégitime ?
Nos dettes publiques n’ont-elles pas été contractées en notre nom par celles et ceux que nous avons élus ?
Eric Toussaint: Une dette peut avoir été émise dans le respect des normes légales, mais être parfaitement illégitime si elle a été constituée sans consulter la population et sans prendre en compte son intérêt. La Belgique a dépensé plus de 20 milliards pour sauver les banques ; et pour cela, elle a dû s’endetter. Cette dette est illégitime. Je ne propose pas de punir les épargnants qui ont acheté, à la fin de l’an passé, des bons d’Etat. Au contraire. Mais l’essentiel de la dette publique belge n’est pas détenu par M. et Mme Tout-le-monde. Elle est aux mains de ces institutions financières qui doivent leur survie à l’aide des Etats. Les faire contribuer à une opération d’annulation de la dette illégitime ne serait que justice. La balle est désormais dans le camp des citoyens. A eux de se mobiliser pour exiger des gouvernements une autre politique, qui ne soit plus exclusivement, ou quasi exclusivement, au service des banques et du profit privé. Ce sont les grands créanciers qui vivent au-dessus de leurs moyens, pas les peuples !
Le Liégeois Eric Toussaint (58 ans) est le fondateur et le président du Comité pour l’annulation
Le Liégeois Eric Toussaint (58 ans) est le fondateur et le président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde. Le siège de l’organisation est implanté à Liège où elle a été créée en 1990. Son but : forcer pays et banques du nord à soulager du poids d’une dette souvent « odieuse » les pays du Tiers-monde. Le CADTM est présent dans une trentaine de pays.