La grande captation
[Nicolas FRANKA]
Des milliards d’humains vivent, travaillent et contribuent comme ils le peuvent à la société dans laquelle ils se trouvent. Pourtant, quand la poussière des usines retombe, que les machines s’éteignent, que les champs s‘endorment et que les bureaux ferment, vient l’heure des comptes. La part de la richesse créée dévolue à ces travailleurs ne représente qu’une petite portion du grand gâteau. Ce sont les détenteurs de capitaux, la classe oisive selon Veblen, qui s’approprie le reste.
Cette division entre capital et travail est au centre de discussions séculaires. Comment évolue cette distribution ? Quelles règles du jeu, dont il faut bien comprendre qu’il ne s’agit en rien de lois naturelles, dictent ces écarts, ces différences ? Les acteurs de la société en décident-ils librement ou sont-elles le résultat d’une lutte sociale qui semble chaque jour davantage perdue par les travailleurs ?
A l’heure où nous produisons plus de richesse que jamais dans l’histoire, comment expliquer l’augmentation de la pauvreté, notre incapacité à nourrir les habitants de la planète et en particulier les petits paysans, endettés, chassés de leurs terres ?
Si certains meurent de faim et d’autres sont noyés sous les richesses, s’agit-il de la faute à pas de chance ?
Dès lors, il est de notre devoir de citoyen attentif, de chercheur, militant, travailleur, d’étudier et de comprendre les mécanismes de distribution et de redistribution, qui sont la conséquence de choix politiques, eux-mêmes découlant d’un système de production.
Il ne s’agit bien évidemment pas ici de pointer l’entrepreneur du doigt. Que du contraire ! Tous ces acteurs sont confrontés aux mêmes structures dominantes et vivent les mêmes difficultés que les prolétaires et fournisseurs de services. Ce qui est en jeu, c’est bien la captation de la richesse et non sa création.
Un grand jeu dont les dés sont pipés !
Quel que ce soit son nom : grand capital, industrie financière, conglomérat bancaire, élite économique, Sauron, Dark Vador, la Matrice… Peu importe ! L’émancipation citoyenne passera par l’analyse et la compréhension de ces mécanismes de captation et de redistribution de la richesse planétaire. Car un changement de paradigme qui ne se fait pas dans le sang doit prendre racine dans la réflexion. Sans elle, la contestation risque d’être vaine agitation.
Alors tournons-nous vers quelques acteurs clé de cette pièce dans laquelle nous jouons bon gré mal gré pour évaluer la place, le rôle et l’impact de chacun sur notre environnement naturel et économique. Envisageons ensuite les pistes de solutions.
Des entreprises pas comme les autres
S’il est une institution qui fait couler beaucoup d’encre, ce sont ces mastodontes de l’économie : les banques. Indispensables au point d’être sauvées, elles déchaînent les passions. Essayons de comprendre.
Tout d’abord, les banques ont la particularité d’être détentrices de deux biens publics que la collectivité a laissé se privatiser. D’une part, la garde des dépôts. De l’orfèvre de la renaissance aux comptes électroniques. Cette fonction du système bancaire a forcé les états à venir à leur secours durant la crise de 2008, renflouant les perdants du jeu qu’elles avaient créé : produits dérivés de plus en plus complexes, titrisation permettant de dissimuler les actifs toxiques, autant de pratiques douteuses qui ont permis d’enrichir dirigeants et actionnaires. Un cas d’école pour décrire le phénomène de l’aléa moral : pile je gagne, face tu perds. D’autre part, les banques assurent la maintenance du système global de gestion des paiements : élément indispensable dans une économie de marché développée même si les alternatives sont nombreuses. Pour ces raisons et dans une perspective de rapport de force, il est primordial de considérer la justification d’une telle emprise privée sur nos vies. Il nous revient de calculer le « coût » d’un tel système face aux bénéfices que l’on peut en retirer.
Ajoutons que non seulement le coût des sauvetages bancaire a été porté par les plus faibles de la société, notamment via les cures d’austérité, la coupe des services publics et l’augmentation d’impôts indirects (à la consommation), mais aujourd’hui, les populations les plus pauvres sont privées d’accès aux services bancaires de base. De plus, les précaires se révèlent un excellent marché pour les banques qui fournissent des crédits à la consommation et appliquent prestement des intérêts de retard importants pour délais de paiement. A ce prix, on se demande si au moins les banques produisent de la valeur ? L’activité bancaire est souvent décrite par ses acteurs comme jouant un rôle d’allocation efficiente des ressources. C’est-à-dire qu’elle prend l’argent des déposants pour le prêter au petit entrepreneur le plus méritant. Ce mécanisme devrait donc créer de la prospérité tout en régulant les activités de crédit. Ce conte de fée a sans doute existé mais ne représente aujourd’hui qu’une infime partie des activités bancaires. Alors questionnons-nous sur le véritable rôle d’un secteur dont le seul objectif reste le profit. Un secteur dont la richesse n’a cessé de croitre exponentiellement ces dernières décennies. En effet, la finance-casino est le terrain préféré du secteur et les plantureux profits qu’il en retire ne sont que le fruit de tractations financières. Ces outils modernes échangés à la vitesse de la lumière déstabilisent l’économie mondiale et, partant, les rapports sociaux.
Quelle responsabilité sociale devons-nous attendre des banques ? Le pouvoir principal des banques est de déterminer l’allocation des ressources. En somme, qui obtiendra un crédit. S’agira-t-il du petit maraîcher bio ou de la multinationale d’exploitation de gaz de schiste ? Cette capacité donne le droit aux banques de dessiner le monde de demain, les emplois d’aujourd’hui, tout en s’assurant le remboursement des dettes d’hier. Ce pouvoir non contrôlé sur le financement est inacceptable. Pourtant il y a pire encore…
Un système monétaire créé de toute pièce
On en parle parfois comme d’un secret bien gardé. Mais quand on y regarde de plus près, il saute aux yeux comme le nez au milieu du visage. Une conception ancienne de la banque est qu’elle prête l’argent des déposants. Il n’en est rien. En effet, la monnaie – cet outil qui sert à faire véhiculer les valeurs, sans avoir de valeur propre, est nécessaire au fonctionnement de nos échanges. Et pourtant cet outil protégé légalement est majoritairement créée par les banques privées. Ce pouvoir – obtenu légalement – est sans égal. Il permet, par un jeu comptable mis en place au cours des siècles, d’obtenir une rente sur la quasi-totalité de la masse monétaire de la planète. Cette location de l’outil d’échange s’accompagne d’un taux d’intérêt qui oblige les utilisateurs de cette monnaie à payer une rente. Non seulement ce mécanisme est injuste par essence, mais l’appât du gain invite les banques à prendre toujours plus de risque, à augmenter leurs bilans tant que faire se peut, flattant les actionnaires et les traders. Cette course au profit entraine dettes croissantes et crises à volonté. Des crises dévastatrices pour ceux qui en subissent les conséquences.
Des géants intouchables
Aux yeux des patrons, c’est-à-dire aujourd’hui, des actionnaires des multinationales, la rémunération des travailleurs, pourtant créateurs de richesse, n’est qu’un coût qui se doit d’être écrasé. Il s’agit pour l’industrie d’optimiser ses profits et à ce titre, les rémunérations doivent toujours se situer au strict minimum tout en permettant de garder les cerveaux dont ils ont besoin pour leurs activités. Les ouvriers ne peuvent s’en remettre qu’à leur force collective. Mais à mesure que les législations internationales ont permis à ces géants de faire leur shopping fiscal et social, seule la loi du moins cher, du plus soumis (que l’on appelle aussi loi du marché) s’impose dans un monde globalisé où les Jeans font plus d’une fois le tour de la planète et où la moindre graine a besoin de plus d’énergie pour arriver dans notre assiette que pour pousser du sol.
Le pillage des ressources, l’accaparement des terres s’intensifient. Une réponse possible serait une économie des communs ; mais les gouvernants se gardent bien de réguler ces activités prédatrices, notamment dans le tiers-monde. Le quart-monde connait aussi son pillage en règle : celui des savoirs ! Savoirs auxquels le public a largement contribué par le financement de la recherche et les découvertes de citoyennes désintéressées. Les brevets et autres droits d’auteurs assurent à l’industrie une captation de cette richesse additionnelle que l’on dit créée par des technologies mais dont le fondement est bien un travail collectif.
La question de l’open-source et des biens communs intellectuels est tout aussi cruciale que celle des biens naturels.
Les inégalités atteignent des niveaux sans précédent, mais la défense de la propriété privée des outils de production est légalement garantie et le poids des lobbys dans la sphère économique est plus important que jamais. Rien ne semble pouvoir enrayer la machine.
L’univers joue aux dés. Pas l’homme !
Ces questions hautement politiques ont depuis des décennies été captées par des organes législatifs de moins en moins connectés avec les citoyens. Les instances européennes, pour exemple, sont obscures aux yeux des non-initiés et leur complexité n’aide en rien. On constate par ailleurs dans les traités internationaux, comme dans les directives européennes, les traités fondateurs et règles de commerce internationale que les valeurs humaines et écologiques sont secondaires face à la garantie de profit des multinationales et la protection de leurs investissements externes.
Cette tendance législative nous pousse à remettre nos modèles démocratiques en cause. Sont-ils à même de faire face aux défis qui nous attendent ? Sont-ils la seule manière pour les citoyens d’interagir avec leur environnement naturel, économique, politique, social ?
Le capital attire le capital comme le démontre Piketty et sa tendance inexorable à prendre une part toujours plus grande du gâteau touche à ses limites. Les ressources de la planète s’épuisent et les citoyens cherchent les coupables. Éviter le racisme et la xénophobie passera par une prise de conscience plus large que les maux économiques ne viennent pas du voisin ou du nouvel arrivant mais bien d’une construction sociale injuste : notre système de redistribution des richesses.
La liberté au sens des libéraux est celle des détenteurs de capitaux à exploiter les plus faibles. La loi de la jungle économique. Mais il n’y a rien de naturel là-dedans ! Ceux qui peuvent accaparer le fruit du travail des autres l’ont fait par la force ou par les truchements de la loi dans une démocratique qui n’en a que le nom. Il est vain de juger tel ou tel acteur : c’est l’ensemble de la structure qu’il faut mettre en cause.
Le constat d’une mécanique finement rôdée de captation de richesse n’est pas anodin. Ce système créé de toute pièce par l’homme au fil des siècles satisfait sans doute des aspirations individuelles, mais en rien le destin collectif de l’humanité. L’entraide est la seule voie qui permette de vivre en société ; il appartient à la collectivité de mettre en place des cadres nécessaires à la mise en œuvre des droits déjà énoncés dans la Déclaration des Droits humains et à la protection de notre environnement.
Alors que faire ?
Il appartient à chaque citoyen de prendre le temps de s’informer, de discuter de ces problèmes vitaux avec son entourage. Il peut s’agir d’informations glanées ci-et-là, toujours à mettre en contradiction avec d’autres pour développer son esprit critique.
Nous vous invitons à pousser la porte de groupes de discussion, à rencontrer des gens de bords différents, à nous retrouver le soir pour un débat, une conférence, une table de citoyen. Partout où la réflexion prime sur l’affect, où l’émancipation prend le pas sur les dogmes véhiculés dans la société du spectacle et de la désinformation.
A l’heure où l’urgence climatique gronde et où l’humanité fait face à des problèmes dont nous ne prenons pas pleinement la mesure, la nécessité d’une entente collective sur des solutions globales comme locales se fait chaque jour plus pressante. Face à la soif de profits des entreprises multinationales et du secteur financier privé, il est urgent de trouver des armes. La première, éminemment pacifique, est le savoir. Un savoir que l’on doit partager, échanger, remettre en question. Les pistes existent, explorons-les.
Et ayons confiance en notre capacité d’action commune.