La Russie entre aspiration à une identité nationale et nostalgie impériale
Texte issu de la présentation de Charles Urjewicz lors de notre journée de formation sur l’Evolution des sociétés russes et caucasiennes du 6 novembre 2010.
Les autorités russes annoncent un vaste projet destiné à enrôler la moitié de la population dans des « programmes patriotiques ». 20 ans après la fin de l’URSS, la Russie se trouve toujours confrontée à une histoire complexe et singulière.
La Moscovie avait atteint les rives du Pacifique et les contreforts du Caucase dès le XVIIe siècle. Cent ans plus tard, des frontières de la Prusse à celles de l’empire du Milieu, la nouvelle « puissance européenne » voulue par Pierre le Grand avait dimension d’empire eurasiatique. Jusqu’à l’effondrement de l’URSS, cet immense pays d’un seul tenant se distinguait fortement des autres empires. Au XIXe siècle, alors que peuples et ethnies de Russie accédaient à l’idée nationale, l’homme russe, ébloui par ce territoire à l’échelle d’un continent, caressait l’illusion d’un espace littéralement cosmique, régi par un universalisme orthodoxe, indispensable contrepoids à l’Église romaine. Hésitant entre un Occident symbole de progrès et un Orient détenteur de la tradition, il s’engageait dans une quête qu’il n’a toujours pas achevée.
Mais le « géant aux pieds d’argile » se révéla incapable d’accompagner dans la modernité la multitude de peuples et ethnies qui vivaient tant sur ses terres de l’intérieur que sur ses marches, Babel où cohabitaient cultes animistes et grandes religions révélées. Il laissa bientôt la place à l’ensemble soviétique, qui se voulait alors le premier jalon de la
« république mondiale des travailleurs ».
En quelques années, la « sixième partie du monde » se couvrit de républiques fédérées, de républiques et de régions autonomes : aux uns, le régime offrait l’illusion d’un renouveau national, aux autres la chance d’accéder au statut de nation. La perestroïka, puis l’effondrement de l’URSS (1991) mirent à nu les réalités et les contradictions d’un empire
décidément complexe.
Devenue indépendante, la Russie a changé de visage dans sa configuration territoriale. Après des siècles de centralisation, l’importance grandissante des républiques et des régions qui constituent la Fédération avait marqué une véritable rupture. Malgré la vigoureuse reprise en main opérée par Vladimir Poutine, l’espace et les représentations russes ont été profondément transformés par cette restructuration du territoire, donnant une légitimité renouvelée à la dimension impériale de cet espace. Un moment fortement stimulée par la hausse continue des prix de l’énergie, l’économie russe se voulait l’instrument d’une politique de puissance qui proclame le « retour de la Russie » sur la scène mondiale. Mais le Nord-Caucase reste une zone instable malgré la relative stabilisation que connaît la Tchétchénie, où une guerre larvée se poursuit, avec son cortège de brutalités. Aujourd’hui, le géant russe est tenté par un repli identitaire générateur de xénophobie, tandis que le Kremlin met toujours plus en avant l’Église orthodoxe. Saura-t-il trouver pour autant, hors d’une politique de force imposée à ses régions, à ses marches et à ses partenaires de la Communauté d’États indépendants (CEI), les ressources pour fonder une nouvelle identité à l’image de son espace et de sa diversité ? Parviendra-t-il à sortir de la nébuleuse tentation impériale qui lui tient toujours lieu de légitimité nationale ?