Le projet des BRICS : espoir ou illusion ?
Jacques Viléo, Elie Sadigh et Gérard Prévinaire
Les pays connus sous l’acronyme BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont lancé un projet visant à les libérer du fonctionnement de l’actuel système financier et monétaire international.1
Ce système repose sur trois piliers : le dollar comme étalon international, le
FMI et la Banque mondiale, qui ont tous les trois leur origines dans les accords de Bretton Woods (1944).
Le choix d’une monnaie en tant que référence est par définition arbitraire et donc n’importe quelle devise peut être utilisée comme unité de compte, pourvu que ce soit dans le respect de la parité des pouvoirs d’achat, ce qui n’est pas le cas actuellement. De plus, le choix du dollar US a comme conséquence que les États-Unis d’Amérique ne s’acquittent pas de leur dette commerciale.
Par ailleurs, la lecture des statuts des deux grandes institutions sur lesquelles repose le fonctionnement du système monétaire et financier actuel révèle que le FMI est en charge de la gestion du règlement des transactions entre États membres ainsi que des taux de change et que la Banque mondiale n’est pas en charge de la gestion de la monnaie internationale, mais « d’aider à la reconstruction et au développement des territoires des États membres, en facilitant l’investissement de capitaux… »2.
Parmi les objectifs exposés à l’article I des statuts du FMI, aucun n’évoque l’objectif d’équité (échanges entre équivalents) des échanges qui devrait être la priorité pour l’organisme en charge de la gestion des taux de change et des paiemen
ts internationaux. En effet, il faut rappeler que le commerce international n’est profitable à tous les pays que s’il se réalise dans l’équivalence. Si les échanges se réalisent dans le respect de l’équivalence des termes, il sera un puissant vecteur de Paix. Si au contraire ils se réalisent dans le non-respect de l’équivalence des termes de l’échange, il deviendra alors une cause de tensions entre les pays gagnants et les pays perdants participant aux échanges.
Certes, le troisième objectif est la stabilité des taux de change. Mais les pays ont-ils véritablement intérêt à maintenir stables des taux de change qui ne garantissent pas l’équité des échanges ? Quelles sont les dispositions statutaires du FMI qui garantissent le fait que les échanges internationaux se réalisent dans l’équivalence ? La gestion des taux de change effectuée par le FMI repose sur une conception ancienne et erronée selon laquelle une monnaie est une marchandise comme une autre dont le prix varie sur le marché en fonction de l’offre et de la demande. Or, la nouvelle théorie de l’économie établit que cela n’était pas le cas et que, dans le cadre des échanges internationaux, il convient de déterminer les taux de change entre les différentes devises dans le respect de la parité des pouvoirs d’achat. Cela signifie que les taux de change sont actuellement déterminés sans point de référence rationnel, donc de manière arbitraire et par conséquent de manière inéquitable.
Enfin, le quatrième objectif annonce « aider à établir un système multilatéral de règlement des transactions courantes entre États membres et à éliminer les restrictions de change qui entravent le développement du commerce mondial »3. Mais, est-ce aider les pays dont les monnaies ne sont pas admises en cotation sur le marché international des changes à participer au « système multilatéral de règlement des transactions courantes » ? Est-il normal que certaines nations qui souhaiteraient voir leur monnaie cotée sur le marché des changes soient encore privées de ce droit ?
Dans la présentation des objectifs statutaires de la BIRD4, nous comprenons d’une part que les actions menées par la BIRD sont subordonnées aux « moyens financiers tirés de son propre capital, des fonds qu’elle s’est procurés et de ses autres ressources »5, d’autre part que la BIRD promeut « les investissements privés à l’étranger […] et autres investissements effectués par les fournisseurs privés de capitaux »6. Par conséquent, nous pouvons en déduire que la BIRD n’est pas une banque mais une institution financière dont le mode de fonctionnement entretient par sa nature même la dépendance des pays en développement à l’égard des investisseurs privés par le truchement de la BIRD.
Le système monétaire et financier international est donc construit sur des leurres : une fausse monnaie internationale, une fausse banque mondiale et un faux système multilatéral. Son fonctionnement induit d’importants effets néfastes :
- Une inévitable crise de confiance dans les institutions internationales en charge de la gestion des échanges internationaux ainsi que des « paiements » internationaux ;
- Le recours à une devise en guise de monnaie internationale qui fait que la monnaie internationale n’est donc pas une véritable monnaie et que par conséquent, certains paiements internationaux sont actuellement de faux paiements. C’est le cas des paiements effectués par les USA lorsqu’ils « payent » leurs importations nettes avec leur monnaie et le cas des paiements des pays dont les dollars ont été obtenus par création monétaire de la banque centrale américaine ;
- Une iniquité de traitement en matière de paiements internationaux entre les USA et les autres nations puisque les USA sont autorisés à « règler » avec leur propre dette ;
- Une Banque mondiale qui n’est pas une véritable banque, qui n’opère aucune création et destruction monétaire, qui se trouve donc dans l’incapacité de réaliser ses objectifs de développement des territoires et qui en est réduite, comme tout établissement financier à devoir satisfaire les exigences de rentabilité de ses prêteurs ;
- Une liquidité vagabonde7 (les réserves de dollars) génératrice d’instabilité et de crises financières ;
- D’inéluctables tensions entre les pays pro-dollar et les pays anti-dollar…
Construit au mépris des principes et des règles de fonctionnement de l’économie, le fonctionnement du système monétaire et financier nourrit un cadre profondément irrationnel et inéquitable des échanges internationaux faisant apparaître des perdants et des gagnants. Les privilèges des nations gagnantes sont maintenus à la défaveur des populations des nations perdantes. Les années se succèdent et la situation ne change pas, au contraire elle s’aggrave. Certes, l’intimidation et la propagande ont jusqu’à présent assuré la pérennité du système Bretton Woods. Mais la volonté tout à fait compréhensible et légitime de certaines nations de s’insérer dans une alternative au système actuel se fait de plus en plus pressante et la question est donc maintenant de savoir si le projet des BRICS est en mesure de répondre aux espoirs qu’il a fait naître.
Organisation et conséquences du fonctionnement du projet BRICS actuel
Les nations dites BRICS se sont dotées d’une banque, la Nouvelle Banque de Développement8 (NBD), d’un accord instituant un fonds de réserves de sécurité nommé Fonds de Réserves de Contingence (CRA)9 et de différents réseaux d’appui notamment dans les domaines de la recherche universitaire, de la coopération douanière. Seuls les attributs de la NBD et du CRA nous intéressent dans le cadre de notre exposé.
La manière dont s’organisent les nations BRICS peut poser questions En effet, il semblerait que l’institution bancaire des BRICS soit calquée sur le modèle existant de la Banque mondiale. À la lecture de l’article 1 des statuts de la NBD, qui stipule que cette dernière a pour mission première de « mobiliser des ressources pour des projets d’infrastructure et de développement durable dans les BRICS et d’autres économies… », nous comprenons que nous sommes là encore face à un établissement financier et non un établissement monétaire. Comme sa grande sœur la BIRD, la NBD n’a pas pour raison d’être la gestion d’une monnaie destinée à compter et monétiser les échanges internationaux. Mais elle a pour vocation de servir les intérêts des investisseurs privés désireux de rentabiliser leurs capitaux.
Par ailleurs, nous sommes en droit de nous poser des questions quant aux raisons qui ont amené les BRICS à libeller le capital de la NBD en dollars (voir article 2 des statuts). N’est-il pas surprenant de proposer une alternative au dollar en prenant le dollar lui-même comme devise statutaire ?
L’accord instituant le Fonds de Réserves de Contingence (CRA) est riche d’enseignements quant à la pertinence de la démarche adoptée par les BRICS. En effet, le Fonds de Réserves de Contingence a pour unique objectif « d’apporter un soutien au moyen d’instruments de liquidité et de précaution en réponse à des pressions réelles ou potentielles à court terme sur la balance des paiements. »10. Le montant initialement mobilisé s’élève à 100 milliards répartis comme suit :
- Chine : 41 milliards de dollars ;
- Brésil : 18 milliards de dollars ;
- Russie : 18 milliards de dollars ;
- Inde : 18 milliards de dollars ;
- Afrique du Sud : 5 milliards de dollars11.
Par cet accord, les États signataires entendent se prémunir contre un risque de liquidité à court terme. Le cœur du fonctionnement du Fonds de Réserves de Contingence est décrit à l’article 8 qui précise que le soutien apporté à une nation dite « requérante » s’effectue à travers une « opération d’échange entre la banque centrale de la partie requérante et la banque centrale d’une partie fournisseur, par laquelle la banque centrale de la partie requérante a-chète des dollars américains (USD) à la banque centrale de la partie fournisseur en échange de la monnaie de la partie requérante, et rachète à une date ultérieure la monnaie de la partie requérante en échange d’USD »12. Le soutien apporté par le Fonds de Réserves de Contingence est assorti d’un « taux d’intérêt à payer par la partie requérante sur les USD achetés aux parties fournisseuses [qui] est un taux d’intérêt de référence internationalement accepté pour l’échéance correspondante de l’opération de swap, majoré d’une marge. »13. Enfin, point important de l’accord : « le taux de change applicable à chaque achat et rachat dans le cadre d’une opération de swap est basé sur le taux de change en vigueur (ci-après dénommé “le taux de change du swap”) entre la devise de la partie requérante et le dollar américain sur le marché au comptant de la partie requérante à la date de l’opération. »14
Les modalités de soutien prévues par le Fonds de Réserves de Contingence nous amènent à formuler différentes remarques.
Premièrement, le soutien prévu par le Fonds de réserves de Contingence ne relève pas du don mais du prêt de dollars américains soumis au taux d’intérêt du marché international. Ainsi, plutôt que de solliciter le soutien du FMI, une nation requérante peut solliciter le soutien des BRICS. La solidarité proposée par les BRICS est d’une portée pour le moins très limitée à l’égard des pays en situation de déficit commercial chronique dont les seuls espoirs sont réduits à choisir leur créancier : le FMI ou les BRICS.
Deuxièmement, nous constatons que les BRICS maintiennent leur dépendance vis-à-vis du dollar américain qui reste la devise de référence. Par l’accord instituant le Fonds de réserves de Contingence, les BRICS considèrent de fait comme une fatalité le fait de devoir subir une instabilité financière due à la colossale liquidité internationale vagabonde résultant de la multiplication infinie du dollar. La « dédollarisation » des échanges internationaux ne sera très certainement pas celle annoncée dans de nombreux papiers.
Troisièmement, le fait que le Fonds de Réserves de Contingence prenne pour base d’échange entre la monnaie d’une nation requérante et le dollar américain le taux de change en vigueur sur le marché maintient les privilèges des pays dont les monnaies sont sur-évaluées et entretient les difficultés des pays dont les monnaies sont sous-évaluées. Par conséquent, il faut être honnête, les conditions proposées par le Fonds de Réserves de Contingence aux pays dont les monnaies sont sous-évaluées voire non cotées et qui très souvent sont en situation chronique de déficit commercial ne leur permettront pas plus que les conditions du système actuel ne leur permettent de résoudre leurs difficultés.
Le fait que le Fonds de Réserves de Contingence impose aux nations requérantes les mêmes taux d’intérêt et les mêmes taux de change en vigueur que ceux du marché international rend très discutable la notion de « soutien ».
Quatrièmement, le Fonds de Réserves de Contingence ne prévoit aucune disposition visant à organiser des prêts de devises dans le cadre d’un véritable multilatéralisme a fortiori équitable. Cela signifie que dans le cadre d’un fonctionnement institué par les BRICS comme dans le cadre du fonctionnement actuel, les pays ne sont pas sur le même plan d’égalité en matière de cotation de leur monnaie sur le marché des changes.
Conclusion
Le projet BRICS nourrit de grands espoirs économiques et géopolitiques. Mais au vu de la comparaison effectuée entre les deux modèles de fonctionnement, nous avons pu constater que le modèle proposé par les BRICS est fondé sur les mêmes règles de fonctionnement que celles qui régissent le fonctionnement du système monétaire et financier actuel. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le projet des BRICS ne peut en l’état qu’être voué à l’incapacité de réaliser un monde meilleur.
Tant que les nations se satisferont d’une fausse monnaie internationale, de faux paiements internationaux et de taux change établis dans le non-respect de la parité des pouvoirs d’achat, les privilèges d’un seul seront maintenus, la pauvreté des autres entretenue et les tensions internationales resteront encore à l’ordre du jour.
À titre informatif, la nouvelle théorie économique qui est proposée à travers les différents ouvrages écrits par Elie Sadigh est suffisamment prometteuse pour que l’on aille y puiser des idées de réformes du système monétaire et financier. En effet, en proposant un véritable cadre de réflexion rationnel abstraction faite des comportements humains, cette nouvelle théorie permet d’établir les principes scientifiques de l’économie desquels peuvent être déduites les règles instituant un fonctionnement harmonieux de l’économie en harmonie avec les principes. En comparant ces règles de fonctionnement harmonieux avec les règles économiques arbitraires actuelles, le lecteur comprendra que la misère économique n’est pas une fatalité et que les espoirs de connaître un monde meilleur ne sont pas une utopie.
Tableau comparatif des principaux attributs des systèmes :
Bretton Woods | BRICS | |
Capital | BIRD : 100 000 parts de 100 000 dollars soit 10 milliards | Capital initial : 50 milliards de dollars Capital autorisé : 100 milliards de dollars |
Principaux objectifs statutaires | FMI : Faciliter l’expansion du commerce international Promouvoir la stabilité des taux de change Établir un système multilatéral de règlement des transactions courantes BIRD Aider à la reconstruction et au développement des territoires des États membres Promouvoir les investissements privés à l’étranger au moyen de garanties ou de participations aux prêts et aux autres investissements effectués par les fournisseurs privés de capitaux | NBD : Mobiliser des ressources pour des projets d’infrastructure et de développement durable dans les BRICS et d’autres économies émergentes et pays en développement, en complétant les efforts existants des institutions financières multilatérales et régionales pour la croissance et le développement au niveau mondial. Soutenir des projets publics ou privés au moyen de prêts, de garanties, de prises de participation et d’autres instruments financiers. ARC : Apporter un soutien au moyen d’instruments de liquidité et de précaution en réponse à des pressions réelle sou potentielles à court terme sur la balance des paiements |
1 Voir le point 16 de la Déclaration de Sanya (Sanya, Hainan, Chine, 14/04/2011), disponible en anglais à cette adresse : http://www.brics.utoronto.ca/docs/110414-leaders.html et le point 8 de la Déclaration de Delhi (New Delhi, Inde, 29/03/2012), disponible en anglais à cette adresse : http://www.brics.utoronto.ca/docs/110414-leaders.html
2 Statuts de la BIRD, Article I (i), disponible à cette adresse : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1992/2646_2646_2646/fr
3 Statuts du FMI, article I (iv).
4 Voir article I des statuts de la BIRD.
5 Statuts de la BIRD, article I (ii).
6 Statuts de la BIRD, article I (ii).
7 Le financement monétaire du déficit de la balance commerciale des États-Unis.
8 Née le 15 juillet 2014 lors du 6ème sommet des BRICS à Fortaleza (Brésil).
9 Dispositions de l’accord de réserves contingentes :
http://www.brics.utoronto.ca/docs/140715-treaty.html
10 Accord du Fonds de Réserves de Contingence, Article 1.
11 Accord du Fonds de Réserves de Contingence, Article 2.
12 Accord du Fonds de Réserves de Contingence, Article 8.
13 Accord du Fonds de Réserves de Contingence, Article 11.
14 Accord du Fonds de Réserves de Contingence, Article 10.