Sémantique sauvage

‘Emploi’, le terme même, déverbal d’employer, implique une démarche réifiante : le travailleur détenteur d’un emploi est en quelque sorte une chose utile, il est employable, pliable, ressource ou capital humain, jusqu’à ce qu’il soit bon à jeter – à devenir ‘demandeur d’emploi’ sur le marché du même nom, à moins qu’il ne soit mené au pré, retraité avec 1500 euros de pension (brut) s’il a travaillé 45 ans…

Le travail dénote souvent quelque chose de noble, en dépit de son étymologie. Le travailleur est un faiseur, un facteur (comme on dit ‘facteur d’orgue’) – un poète, au sens étymologique du mot. Un travail bien fait, c’est de la belle ouvrage, œuvre de l’ouvrier.

Le travailleur remplit une fonction, assume une charge. Il est agent.

Employé, il est agi. Ce n’est pas seulement que la perspective est plus institutionnelle et dématérialisée, qu’elle se prête à l’abstraction des statistiques. Un emploi assigne l’employé à un objectif extérieur à la tâche. En ce sens, l’employé, qu’il soit OS sur une chaîne de montage ou trader, est essentiel au fonctionnement de la machine capitaliste, pas au fonctionnement social. L’enseignant dans son rôle d’éveilleur et de transmetteur de connaissances, l’infirmier dans son rôle de soignant, l’éboueur qui garde nos rues propres, le facteur qui apporte et emporte le courrier, le maraîcher, le fromager, le boulanger, le tailleur, le menuisier, l’aide-ménagère – toutes, tous ont une fonction sociale ; aucune, aucun ne devrait être ‘employé’. Elles devraient au contraire jouir de la stabilité de vie (y compris de revenus) propre à assurer la sérénité nécessaire. Mais ‘employés’, elles le sont trop souvent. Parce qu’il s’agit pour elles, pour eux d’un emploi rémunéré ? Oui, ça c’est le sens le plus courant et c’est la moindre des choses. Mais aussi parce qu’elles se trouvent emportées dans un système économique qui utilise leurs compétences mais peut à tout moment les priver du sens que donne leur travail. La précarité de l’emploi est devenue une sorte de mantra, et une épée de Damoclès qui contribue à la soumission des exploités.

Mutations pour le pire

Au rythme saisonnier qui répartit les tâches agricoles en périodes de travail intense et périodes de récupération, la logique capitaliste substitue l’obligation de rentabilité : ces moments creux bien nécessaires doivent être employés à d’autres travaux. Pourtant dans cette même logique tordue, pour l’Organisation internationale du Travail, une personne qui travaille ne fût-ce qu’une heure par semaine est supposée avoir un emploi, ce qui évidemment diminue les chiffres du chômage.

Dans la première partie du 20e siècle, en gros jusqu’à la fin des années soixante, l’emploi par excellence, c’était le travail à l’usine, l’aliénation quotidienne du Taylorisme, qui permettait aux ouvriers de s’organiser, ce qui donnait leur force aux syndicats et a ainsi contribué aux conquêtes collectives que représentent tous les aspects de la sécurité sociale et l’organisation de services publics, y compris dans le secteur bancaire (avec, par exemple, la CGER).

L’exigence que le travail retrouve un sens pour celles et ceux qui l’accomplisse s’exprime clairement dans les manifestations de 1968 : ne plus ‘perdre sa vie à la gagner’. Retrouver dignité et respect. En fait, cela tombait plutôt bien pour les nouvelles formes d’exploitation capitaliste : l’économie changeait de visage, devenait économie de services. Tournant vers des tâches plus individuelles. Valorisation du ‘sens de l’initiative’. Dans le même temps, insidieusement, deux modifications déterminantes pour la configuration du travail aujourd’hui.

Les horaires deviennent de plus en plus flexibles, ils s’adaptent aux circonstances – nos circonstances familiales peut-être ? Rarement, plutôt les variations du marché. Cette ‘libération’ est souvent synonyme de dislocation des solidarités sur les lieux de travail et d’érosion du temps privé. Cette érosion culmine dans deux évolutions relativement récentes des formes de travail : le télétravail et l’‘Uberisation’ de pans entiers de l’économie, c’est-à-dire le statut trompeur de l’auto-entrepreneur, qui n’est pas du tout ‘indépendant’ puisqu’il est doublement soumis, d’une part à la plateforme numérique pour laquelle il travaille, et d’autre part à ses clients, qui l’évaluent en continu.

Car telle est l’autre modification profonde du paysage de l’emploi : une culture de l’évaluation s’est mise en place à tous les niveaux, dans tous les domaines, entraînant des différences de salaires (voire des ruptures de contrat) qui récompensent ou sanctionnent les performances des employés.

L’automatisation permet d’éviter nombre de tâches répétitives et donc abrutissantes. Ce pourrait donc être une excellente chose. Mais elle supprime des emplois. Ce n’est pas grave en soi, si l’ensemble du travail nécessaire est repensé. Ce l’est dans le contexte capitaliste où un emploi perdu signifie perte de revenus, et donc davantage de précarité.

De tax shifts en privatisations, tant les services publics que la sécurité sociale en ont pris un coup. Même chez nous, même en dehors de situations d’épidémie qui aggravent les inégalités, de plus en plus de personnes se retrouvent sans logement, sans accès à une alimentation correcte, bref, dans la dèche. Alors d’aucuns débarquent avec une solution qui semble miraculeuse : le revenu de base inconditionnel, qui, dans l’état actuel des choses, ne peut être qu’un pauvre cache-misère et contribue à affaiblir davantage nos conquêtes sociales et à miner le pouvoir des travailleurs lors de négociations salariales.

Que ce soit dans les entreprises privées ou les administrations, de moins en moins publiques, le changement constant dans les procédures, d’une part, les réunions à n’en plus finir, d’autre part, conduisent à la perte de repères. Les atteintes à la santé mentale des travailleurs, pouvant aller jusqu’à les pousser au suicide, se sont multipliées de façon spectaculaires au cours des quarante dernières années.

À tous les niveaux de l’administration, la cacophonie n’illustre que trop bien la distinction entre « compliqué » et « complexe », telle qu’expliquée par Hubert Reeves en prenant l’exemple du contraste entre les sons produits par les musiciens avant le concert, quand ils accordent leur instrument, et la complexité de la musique qu’ils produisent ensemble. Déjà dans les années 70, l’hebdomadaire Pourquoi pas ? titrait ‘Ali Burton et ses quarante babas’. Ça ne s’est pas arrangé depuis.

Le statut d’auto-entrepreneur est en quelque sorte le couronnement d’une vision néolibérale de l’économie : tous en concurrence contre tous. Sauf si coursiers, livreurs, chauffeurs de taxis et autres ubérisés comprennent que leur intérêt est de retrouver la solidarité dans la lutte.

Soigner la terre, cultiver les terres

Les années 1960-70, c’est le début d’une prise de conscience de la destruction de l’environnement. Rachel Carson publie Le printemps silencieux en 1962, le Club de Rome sort Les limites de la croissance en 1972. Plus de cinquante années perdues à continuer à courir aveuglément derrière la Croissance. Il serait temps de comprendre à quel point le social, l’environnemental et le changement climatique sont indissociables, de la mer à la montagne, du virus au baobab en passant par le rat d’égout, le coquelicot ou la coccinelle. Dans les mécanismes naturels, chacun joue un rôle vital : des réseaux de producteurs, consommateurs, décomposeurs, extraordinairement bien organisés. Sans droits de propriété. Et c’est de cette imbrication complexe que nous dépendons. Or nous sommes occupés à la détruire. Par la pratique d’une agriculture intensive qui détruit les sols et la santé des gens à force de produits chimiques. Quand on s’aperçoit que la gestion des terres mène au désastre, il faut changer d’approche. Nous ne devons plus être des « exécutants » ubérisés. Notre adaptation au changement climatique exige de nous une restauration des sols agricoles, un arrêt immédiat des pesticides et engrais de synthèse, une dépollution des nappes phréatiques, la reconstitution de la couverture végétale – source de biodiversité et temporisatrice du climat – en ville comme à la campagne, la production d’une alimentation saine non industrielle et locale, le passage de la distanciation à la coopération, la reconnaissance de l’autre, des autres, pas seulement humains, aussi les champignons, les vers de terre, tout ce qui fait la vie des sols et des forêts, que ce soit en Ardenne ou en Sibérie, au Congo ou en Amazonie. Il suffit de quinze ans pour faire mourir un sol agricole fertile. Il faut également 15-20 ans pour installer un arbre1. Ce basculement vers l’agrobiologie exige des mains, des bras, des dos, bref plein de postes de travail, et d’un travail porteur de sens puisqu’essentiel à notre survie. Mais comment faire pour que ceux qui s’y engagent puissent en vivre décemment ? Il nous faut tout repenser. Supprimer les centrales d’achats et les intermédiaires parasites. Ça ne va pas être simple.

Il n’y a pas que la production, d’ailleurs. Il est également nécessaire de veiller sur notre environnement comme le faisaient les gardes champêtres, gardes chasse, cantonniers… Il nous faut des « Gardiens des Communs » afin de contrer la démesure ordinaire2. Les compétences des Gardiens des Communs seront directement proportionnelles à leur connaissance des personnes et des lieux dont ils ont la charge, d’où la nécessité d’être nommés sur leur lieu de résidence. Leur terrain d’actions sera le paysage avec tout ce qui s’y trouve, vivant ou non, en ville et à la campagne. C’est à eux de construire ensemble les exigences, droits et devoirs de cette nouvelle profession. Leur fonction serait la surveillance de ce qui se fait et ce qui devrait se faire, la critique des techniques, des productions, des modes de gestion dans une optique d’économie d’énergie, de sauvegarde de la biodiversité. Ce ne serait pas des postes à promotion avec changement d’affectation puisque attachés à un lieu, mais socialement et écologiquement gratifiants, accessibles à tout type et niveau de formation ; leurs seuls soucis seront l’avenir et la diversité, le long terme, l’auto-organisation.

Des métiers utiles, pas des boulots à la con

Cultivateurs, gardiens des communs : de beaux exemples de métiers nécessaires. Mais il y en a bien d’autres : tous les métiers de la santé, depuis le médecin spécialiste jusqu’à l’aide-soignant, les enseignants, tous niveaux confondus, les métiers de la culture, tous les services, des transports à l’aide au logement, des piscines au recouvrement fiscal, de la restauration à l’hébergement, des fleurs à la confection, mais aussi la voirie, la construction (y compris l’isolement des bâtiments), l’entretien des infrastructures, la production de biens (en notant qu’actuellement 10% de la force de travail suffit à fabriquer tous les biens nécessaires). C’est qu’il y en a, du boulot, pour que nous puissions vivre ensemble.

Toutes les tâches ne sont pas également attrayantes. Faut-il prévoir un quota d’heures pour les moins gratifiantes ? Combien d’heures de travail par jour, par semaine ? La question ne se pose pas de la même manière pour tous les métiers. Et, autre question délicate, comment devraient fonctionner les entreprises ? En d’autres termes, quel pouvoir de décision pour les travailleurs ? Enfin, question névralgique, comment payer ces travailleurs ? Nous retrouvons la fiscalité et la nécessité d’impôts progressifs portant aussi sur le capital, de taxes sur les transactions financières et de lutte contre toutes les formes de fraude et d’évasion.

Tous les emplois socialement inutiles, voire nuisibles (les bullshit jobs de David Graeber), paradoxalement souvent très bien rémunérés, pourraient, devraient, doivent disparaître. Moins d’emplois ? Oui, mais du travail qui fait sens, qui fait lien, qui permet de se sentir utile.

Du travail plaisir ?

1 Un film à voir : Marie-Monique Robin, Les moissons du futur. Comment l’agroécologie peut nourrir le monde, Arte éditions, 2012.

2 Avant la fusion des communes en 1976, la Belgique comptait 2.359 communes, 3.000 gardes-champêtres, 13.000 policiers communaux et 185000 paysans. Après la fusion, le nombre de communes est tombé à 589 et le nombre d’exploitants agricoles et agriculteurs était en 2016 cinq fois moindre que pendant les années septante (« L’avenir » du 12 mai 2018).


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