Manger. Un besoin vital.

Une activité que nous partageons toutes et tous depuis la nuit des temps. Mais nous mangeons maintenant bien différemment de nos ancêtres. Pour le meilleur et pour le pire…

En 2022, 43 % des adultes âgés de 18 ans et plus étaient en surpoids et 16 % étaient obèses, 37 millions d’enfants de moins de 5 ans étaient déjà en surpoids. Pourtant, d’après un récent rapport de l’ONU, la faim dans le monde progresse et pourrait avoir touché jusqu’à 828 millions de personnes en 2022. En outre, 149 millions d’enfants de moins de 5 ans présentent un retard de croissance et de développement dû à un manque chronique de nutriments essentiels dans leur alimentation.

D’un côté la faim dans le monde est une réalité préoccupante et de l’autre beaucoup sont malades…de trop ou mal manger. Nous constatons aussi que l’agriculture qui nous nourrit est en train de détruire la planète.

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à un tel désastre, il faut se plonger dans l’histoire de l’alimentation humaine.

Episode 1

Pour Mark Bittman, auteur de L’histoire aberrante de l’alimentation: 10 000 ans d’impacts sur la santé et l’environnement (traduit de l’anglais par Véronique Gourdon, Actes Sud, 2024), nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs étaient différents des grands singes et autres espèces animales qui mangeaient la même alimentation toute leur vie. Les premiers hominiens, devenus bipèdes, ont ainsi pu parcourir de grands territoires et devenir de meilleurs chasseurs. Leur alimentation est devenue plus flexible et opportuniste,i iels mangeaient ce qu’iels trouvaient en fonction du lieu, des saisons et des occasions. La conséquence a été un développement accru de leur cerveau. Devenus plus intelligents, nos ancêtres ont donc pu se procurer plus de nourriture, ce qui a encore amélioré leur cerveau : une boucle de rétroaction positive ii qui créa Homo Sapiens.

Mais la nourriture était quand même aléatoire et quand nos ancêtres trouvaient (iels étaient aussi charognards) ou tuaient un animal à la chasse, iels mangeaient un maximum pour faire des réserves. Pour certain·es chercheurs·euses c’est là une explication à notre suralimentation actuelle : nous ne sommes pas programmé·es pour limiter nos excès. Mais tant que nous étions physiquement très actif·ves et que la malbouffe n’existait pas, les conséquences n’étaient pas aussi graves qu’aujourd’hui. iii

Une première différence avec les grands singes et presque tous les autres animaux est le côté omnivore de l’humain. Le paradoxe de l’omnivore a été détaillé par le professeur en psychologie Paul Rozin en 1976. L’omnivore peut subsister grâce à une grande diversité d’aliments, cela lui confère une grande liberté ; mais il connaît aussi une contrainte : il ne peut tirer ses nutriments d’une seule nourriture et est donc contraint de se diversifier. Les conséquences sont paradoxales : il est poussé à l’exploration, à la découverte mais tout aliment nouveau est potentiellement un danger. Eric Birlouez, ingénieur agronome, sociologue et spécialiste de l’histoire de l’alimentation, insiste : « Vis-à-vis de l’alimentation, nous sommes à la fois conservateurs et innovants. Spontanément, nos ancêtres étaient attirés par les nouveautés. Ils avaient la nécessité de diversifier leur alimentation. Mais ils étaient autant néophiles que néophobes… Parce que les aliments nouveaux sont aussi potentiellement toxiques ! Ce paradoxe est donc lié à notre statut d’omnivore ».iv

Nos ancêtres vivaient donc de la chasse, de la pêche et de la cueillette pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité. C’est seulement vers – 10000 ans, à la fin de la dernière période glaciaire, que petit à petit sédentarisation, agriculture et élevage se sont imposés, c’est-à-dire surtout la coopération entre humains pour ces activités, un tournant qui a longtemps été appelé ‘Révolution néolithique’. Mais le terme de ‘révolution’ n’est guère adapté aux yeux de la plupart des chercheur·euses car il s’est agit en réalité d’une lente évolution, qui est récente au regard de l’histoire de l’humanité, nous sommes éleveurs·euses depuis seulement 3% de notre existence en tant qu’espèce.

Aujourd’hui, l’idée communément admise est que l’avènement de cette société sédentaire est la « pire erreur de l’histoire de l’humanité » selon Jared Diamond dans son essai « De l’inégalité parmi les sociétés » paru en 1987. Récemment Yuval Noah Harari auteur de Sapiens, une brève histoire de l’humanité, qualifie la révolution agricole de pire escroquerie de l’histoire.v Graeber et Wengrow, quant à eux, montrent à la fois que violence de classes et structures hiérarchiques pouvaient exister chez des chasseurs cueilleurs et qu’inégalité et sédentarité ne vont pas nécessairement de pair.vi

Quoiqu’il en soit les conséquences ont été importantes : régime beaucoup moins varié, apparition de carences dues à des monocultures et famines quand les récoltes étaient perdues, présence de caries. Des recherches ont établi que le développement de l’agriculture a entraîné une baisse de l’espérance de vie et une diminution de la taille.

Le préhistorien André Leroi-Gourhan écrivait à propos d’Homo sapiens dans Le Geste et la parole (1964) une formule qui paraissait alors une provocation, mais qui est presque devenue une banalité : « Son économie reste celle d’un mammifère hautement prédateur, même après le passage à l’agriculture et à l’élevage. À partir de ce point, l’organisme collectif devient prépondérant de manière de plus en plus impérative, et l’homme devient l’instrument d’une ascension techno-économique à laquelle il prête ses idées et ses bras. De la sorte, la société humaine devient la principale consommatrice d’hommes, sous toutes les formes, par la violence ou le travail. L’homme y gagne d’assurer progressivement une prise de possession du monde naturel qui doit, si l’on projette dans le futur les termes techno-économiques de l’actuel, se terminer par une victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière poignée d’herbe mangée avec le dernier rat. »vii

A suivre…

i Bittman Mark, L’histoire aberrante de l’alimentation (traduit de l’anglais par Véronique Gourdon), Arles, Actes Sud, 2024, p. 17.

ii Ibid., p. 16.

iii Ibid., p. 17.

iv Cité dans un article de Lucie de la Héronnière, « Pourquoi la cuisine nous rend conservateurs » (2017) https://www.slate.fr/story/134600/cuisine-recettes-conservatisme

v Bittman, op. cit., p. 3.

vi David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (traduit de l’anglais par Élise Roy), Les Liens qui Libèrent, 2021.

vii https://www.universalis.fr/encyclopedie/chasseurs-cueilleurs-archeologie/


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