La taxation comme outil d’orientation des comportements « le nudging » (petit coup de coude incitatif) est un puissant moyen pour réorienter une société d’une manière aussi peu coercitive que possible, car collectivement établie. Ainsi plutôt que de parler de rage taxatoire verte ou de considérer la protection de l’environnement comme une atteinte profonde à la liberté de rouler en SUV au centre-ville, établir des cadres de discussion permettant d’aménager des contraintes collectives et des désirs personnels laisse entrevoir des solutions réfléchies, où les contributions de tous permettent une meilleure acceptation des décisions.

Indéniablement, il y aura des mécontents, mais très certainement moins après une information claire et complète, des débats informés et un processus d’amélioration qui vise à minimiser les pertes de certains en traitant de toutes les objections raisonnables.

Un tel processus ne serait ni simple ni rapide, mais aurait au moins autant de légitimité qu’un gouvernement dont rien ne garantit que les décisions soient bien dans l’intérêt de la majorité des citoyens ni ne recueillent l’assentiment large des électeurs, même de ceux des partis au pouvoir. Car aujourd’hui la fiscalité se définit plus par la confrontation de groupes d’intérêts, de capacité à mobiliser des expertises ou à négocier avec le pouvoir politique. Seuls les syndicats représentent encore aujourd’hui un contrepoids quelque peu tangible, et leur influence s’érode rapidement. Nous nous retrouvons dans une société oligarchique qui nuit à la cohésion sociale, à la solidarité et à la justice.

Pour rendre ces considérations concrètes, imaginons des exemples d’applications. Ainsi la notion de progressivité de l’impôt (où l’on paie un taux supérieur par tranche) varie selon les pays, mais également au fil de l’histoire. La révision de la progressivité peut aisément s’établir par des simulations basées sur les données fiscales disponibles (dont l’accès devrait par ailleurs être facilité), des propositions alternatives, des « prises de températures » par des votes en ligne agrémentés d’informations et de simulations.

Évidemment, ces modifications induiront de nouveaux comportements et les résultats attendus ne seront pas toujours au rendez-vous. Des ajustements seront toujours nécessaires ex post.

L’avantage d’une décision collective sera certainement la stabilité à travers le temps. On peut aisément imaginer des adaptations au fil du temps, mais il est difficile de croire que toute une population change radicalement d’avis du jour au lendemain contrairement aux cycles électoraux qui offrent moins de garanties de stabilité. Plus de justice interpersonnelle est possible, mais également entre les deux formes fondamentales de distribution des revenus dans la société : le travail et le capital.

Toute forme de revenu ne peut in fine qu’appartenir à l’une de ces deux catégories. La fiscalité relative au travail ou aux valeurs mobilières sous leurs multiples formes ne peut être laissée aux seuls initiés et doit faire partie (1) de l’enseignement de base et (2) des éléments centraux au débat collectif.

Conclusion

Un pays peut-il se déclarer libre et démocratique tant que la fiscalité y est perçue comme un fardeau, un poids ? Si le sujet focalise les luttes sociales et le mécontentement, n’est-ce pas parce qu’en tant qu’outil public, la part laissée à la délibération collective est réduite à peau de chagrin ?

Soulever ces débats fera certainement émerger de nouvelles questions fondamentales de sociétés. Aujourd’hui, les compétences fiscales sont laissées à la discrétion des États-nations, gouvernement régional, collège communal. Une méthode qui pose bien des problèmes dans le cadre monétaire des états de la zone euro. Car avec une libre circulation des capitaux et des marchandises, la force de négociation des groupes internationaux est presque sans limite vis-à-vis du pouvoir fiscal, limité géographiquement par construction politique.

Il est difficile aussi d’entrevoir une réforme fiscale sans reconsidérer la monnaie. En effet, pour tout pays souverain monétairement, la monnaie et la fiscalité font partie de la même dynamique. Ensuite, dans un cadre où les unités de comptes circulent sans contrôle public (ce qui est le cas dans la zone euro), impossible de pleinement reprendre la main sur la capacité de fiscaliser (faire contribuer au pot commun) des multinationales qui profitent le plus souvent de taux de transferts et d’une batterie de dispositifs permettant d’éluder le peu d’impôt qui leur resterait à payer.

Contrer les arguments fallacieux du capitalisme par la discussion collective et dépasser les populismes va dans ce même sens. Choisir la manière dont chacun contribue, les incitants ou les freins à certains comportements tout comme l’allocation des ressources est l’essence d’une société démocratique.

L’ère moderne offre des outils permettant d’informer du débat démocratique, de simuler des modifications et de capter les intérêts et les envies.

À nouveau, comme dans un budget, le simple vote ou référendum est clivant et peu productif. Il reproduit les dichotomies politiques qui conduisent à l’immobilisme, aux raccourcis et au pugilat. Construire cette science du collectif est l’enjeu intellectuel sous-jacent requis pour répondre aux défis économiques et environnementaux.

Ce processus d’élaboration collective est la seule chance de faire entendre des considérations économiques hétérodoxes. Faire le pari que tout un chacun peut comprendre les mécanismes, s’y immerger, en considérer les causes et conséquences et ainsi contribuer de manière pertinente au débat central de la cohésion de notre société et de la paix sociale qui peut en découler.

La justice fiscale, empreinte de considérations morales, ne peut être retranscrite dans nos lois par une approche purement technocratique, pragmatique ou utilitariste. Il lui faudra consacrer la volonté populaire – qui doit encore se construire, s’affiner – dans des règles de distribution qui déterminent notre société.

Plus globalement, la voie vers un monde juste et durable ne peut passer que par une refonte de la fiscalité qui détermine nos habitudes, nos comportements, les stimule ou les freine. Comment, qui, à quel niveau et pourquoi nous contribuons ensemble à construire cette solidarité, nationale, régionale sont autant de questions dont dépend notre destin collectif.

La démocratie sera officialisée le jour où le paiement des impôts sera la célébration de l’aboutissement d’un travail collectif, où les citoyens auront collectivement décidé de financer des services et d’engager des projets communs pour leur prospérité et l’amélioration de leur confort collectif tout en s’inspirant de leurs valeurs.

Changer le chemin de notre société vers un monde juste et durable sera long et difficile dans le cadre d’une lutte politique dont les bases ont été posées par les aristocrates et rentiers désireux de défendre leurs privilèges lors des révolutions du 18e et 19e siècles. Une démocratie participative vivante, intense, informée et capable d’organiser la prise de décision constitue un espoir qui pourrait mobiliser les forces du changement et établir des bases de transition sociales fortes mais pacifiques, radicales mais constructives, ambitieuses mais réalistes, fermes mais empreintes de justice. La fiscalité participative n’est pas un luxe, mais une nécessité profonde, une pierre angulaire pour ceux qui désirent prendre leur destin en main.

Des questions subsistent évidemment sur les méthodes à développer, les outils pertinents, la manière de les construire et de les intégrer, mais surtout sur l’appétence des populations à saisir une opportunité d’émancipation, à résister aux pressions politiques et technocratiques. À tout le moins, les tentatives et exercices qui s’annoncent seront à observer au plus près, à critiquer, améliorer lors des activités citoyennes, politiques ou de débats économiques. 

Enfin, les citoyens seront-ils à même, capables et désireux de faire confiance à leur voisin pour légiférer, à leurs proches et même à leurs pires ennemis ? 

Un tournant historique s’annonce et les clivages séculaires sont plus que jamais présents : individus contre collectivité, mouvements de base contre centralisation, travail contre capital. Comment en discuter tous ensemble?


A la une !