Analyse Nicolas Franka, décembre 2023
La législature 2019-2024 n’a pas abouti à une réforme fiscale en Belgique. Discutée derrière des portes closes, dont seuls fuitaient les communiqués des divers partis, la réforme n’a jamais semblé avoir une chance d’aboutir tant les intérêts étaient divergents et le courage politique aux abonnés absents.
Cette situation est endémique d’un processus électoral. Le compromis ne semble pas tant être le résultat d’une recherche des intérêts de chacun des citoyens, mais bien de la capacité des divers partis à communiquer une quelconque ‘victoire’ auprès de ses électeurs et du grand public.
Dans ces conditions, formant un climat peu propice à l’audace réformiste, la meilleure stratégie pour les partis est de camper sur leurs positions, rejeter la faute à d’autres et préparer les prochaines élections. En découle un immobilisme, une incapacité à faire prévaloir l’intérêt commun au détriment des citoyens et de la capacité de réponses aux enjeux contemporains : changement climatique, explosion des inégalités et perte de résilience. Alors que faire? Comment dépasser ces contraintes et rompre avec l’immobilisme politique !?
La fiscalité est particulièrement considérée comme un sujet que seuls les plus éclairés peuvent aborder, une multitude de connaissances seraient indispensables à comprendre tous les tenants et aboutissants de l’impôt. Et c’est vrai qu’il faut s’accrocher pour s’y retrouver dans tous les méandres du CIR (Code des ’impôts sur les revenus). Mais est-ce vraiment le cas? Une fois que les technicités sont tombées, que reste-t-il? Un jugement moral sur le bon, une notion de justice et d’équité?
Dans ce contexte d’abandon politique, et si l’on osait laissez les citoyens décider ? Avec quelles conséquences, risques et avantages ? Mais avant tout: Est-ce possible ? Pourquoi la fiscalité revêt-elle une telle importance dans le paysage démocratique d’une organisation collective?
Choisir son avenir
Décider de l’allocation des ressources du « pot commun », soit du budget, est une chose essentielle qui influence les choix de société. Les processus de budget participatif consacre la capacité citoyenne et politique à choisir l’allocation des ressources pour définir l’avenir collectif (voir l’analyse sur le budget participatif).
Cependant, outre l’allocation des moyens, un autre pilier de notre économie repose sur la fiscalité. Certains diront la capacité à mobiliser les moyens, mais cela ne serait pas prendre en compte le rôle de la monnaie. La fiscalité est composée des règles d’imposition et de taxation permettant deux choses majeures : les règles collectives de contribution à ce pot commun et les punitions pour les comportements proscrits.
Historiquement, la fiscalité (la contribution au temple) a servi à mettre en commun des ressources afin de financer des projets collectifs. Mais ces contributions ont également été un moyen pour les classes dominantes de vivre grâce au travail des producteurs pour s’adonner à d’autres tâches, utiles ou non au reste de la communauté.
Les classes dominantes ont fait usage de ce dispositif pour, en sus des projets collectifs bénéfiques à tous, capter une partie de la force de travail, de la production de ses sujets afin de satisfaire leurs propres désirs. Par ce canal, la fiscalité agrège les forces collectives et les oriente vers les intérêts privés. Il y a transfert de la capacité matérielle d’agir sur le fruit de son travail. (Exemple: je produis 10 pommes mais je ne choisis le destin que de 7 d’entre-elles).
La question n’est donc pas celle de savoir s’il faut un pot commun, une mutualisation des ressources pour l’établissement de projets collectifs, mais quelle forme de prise de décision aboutit au montant et à la manière dont les ressources seront mutualisées.
C’est cette différence entre la part des ressources sur laquelle chacun a une influence et celle qui est privatisée qui détermine le caractère plus ou moins démocratique de la fiscalité.
En démocratie économique, la méthode est tout aussi importante que la finalité. Et quelles que soient les finalités que se donnent les citoyens, la manière dont ils pourront travailler à déterminer les taux et niveaux d’imposition, voire les taxes appliquées ou non déterminera le caractère démocratique d’un régime.
De plus, les comportements des individus et des entreprises sont plus sensibles aux motivations fiscales en amont, c’est-à-dire la manière dont ils seront taxés et imposés. La fiscalité relève donc très largement du projet de société et non de la simple mesure technique pour boucler un budget.
La fiscalité n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle est par contre indéniablement un fait politique et de société qui marque l’orientation du pouvoir. A savoir, qui décide de la fiscalité (et donc à qui elle s’applique, comment et en quelle proportion), et avec quels conséquences.
Dans une société hiérarchisée, l’impôt vise d’abord la centralisation de ressources à travers la captation obligatoire et autoritaire par le souverain (ou par un gouvernement dans un état au parlement élu) via le canal moderne des transferts monétaires.
Alors lorsqu’il semble impossible d’imposer les grandes fortunes, que les multinationales éludent l’impôt avec une aisance déconcertante et que les inégalités ne cessent de croitre, qu’est-ce que cela veut dire de notre régime “démocratique”?
En pratique, la fiscalité prend des formes diverses : directes ou indirects selon qu’elle agit sur la distribution des fruits du travail (rémunération du travail ou du capital) ou indirects quand elle vise à influencer des comportements de consommation (taxes, accises) ou à réguler la détention de richesse intergénérationnelle (successions) et par ce biais les inégalités de patrimoine.
De toute évidence, la fiscalité est un enjeu fondamental de notre société, particulièrement dans un monde sous tension où les ressources se raréfient et où la nécessité d’un changement est criante.
Un chemin semé d’embuches, mais pas impraticable
Choisir d’où vient et où va l’argent commun est l’essence de l’exercice démocratique ! Pourtant, ceux dont l’intérêt diverge de l’intérêt commun pourront facilement discréditer l’initiative. Les « riches », les propriétairesdoivent-ils craindre le courroux des peuples, l’atteinte à leurs précieuses possessions ? C’est une position que défendait James Madison, Père fondateur des États-Unis d’Amérique, qui, comme Rousseau ou Sieyès, malgré leur attachement à la “souveraineté populaire”, semblait prompt à défendre la république, sous prétexte que les propriétaires, plus sages, seraient mieux à même de décider pour le commun.
Car derrière le gouvernement représentatif se cache la volonté de laisser les plus nantis en meilleure capacité de contrôler les velléités d’un peuple sujet à ses passions, incapable de distinguer le bien et le mal et prompt à répondre aux sirènes des populistes – peut-on lire dans les écrits des Pères Fondateurs.
Alors comment rompre avec cet autoritarisme et ce mépris de classe qui défend sans débat ni discussion l’accumulation par une poignée des richesses produites par la multitude ?
Exercice de participation citoyenne
Et si l’on faisait une assemblée citoyenne pour redéfinir les taux de taxation ? Fou. Un des premiers contre-arguments s’appuie sur des considérations pratico-pratiques de mobilisation collective. Heureusement, la démonstration des expériences passées, notamment des budgets participatifs mais également des assemblées constituantes, démontre qu’il est possible d’organiser la décision collective en faisant usage d’une multitude de canaux de communication et de méthodes de prise de décision collaborative.
D’abord, il faudra informer les citoyens et parties prenantes des conséquences de leurs choix fiscaux. Ainsi, disposer de projections de type « bureau du plan » pour évaluer plus largement, mais surtout plus librement, les impacts de modifications fiscales informerait le public sur les tenants et aboutissants des propositions formulées.
Il s’agit d’exercices compliqués, mais aucunement inenvisageables. Ainsi, les technologies modernes permettent d’entendre de nombreuses voix, même si la fracture numérique peut aussi en exclure certains.
Car peut-on imaginer qu’une proposition complète, formulée par une assemblée citoyenne et enrichie des contributions de centaines, voire de milliers de personne puisse être soumise à ultime validation par référendum?
L’exemple suisse est intéressant en ce sens. Il concerne certainement une plus large part de la population dans des choix réguliers et habitue les citoyens à l’exercice de la décision (du choix), mais pas de la formulation de leurs opinions ou de l’amélioration d’une proposition. D’autres écueils restent : faible information, pas d’espace de débat citoyen, formulation aguicheuse, poids significatif de la communication ou de tentation démagogique. Mais l’exercice rassemble les citoyens régulièrement et – à minima – prend leur opinion en compte.
Acheter la paix sociale ou une nouvelle lutte des classes ?
Rompre le rapport de force historique entre le travail et le capital semble une tâche impossible. Pourtant ce rapport de force peut être reconsidéré en tendant la main, mais elle doit être saisie. La paix sociale peut se construire à l’aide d’outils anciens et nouveaux – créer un nouveau savoir social, partie prenante du capital social – est ô combien inestimable s’il permet de rencontrer les intérêts divergents de manière pacifique là où c’est nécessaire.
Car repenser la fiscalité ne doit pas conduire au déchirement social, ni aux invectives politiques. L’impôt, les taxes, la fiscalité ne doivent pas être mots honnis ou tabou, ni l’enjeu de populisme de part et d’autre.
Toucher à la fiscalité fera craindre le pire aux plus aisés. Et à raison. Un exercice participatif de détermination des taux d’imposition (pour commencer) ferait certainement évoluer ceux-ci vers plus d’équité (bien qu’une surprise ne soit pas à exclure). Sans doute qu’une refonte de cette fiscalité se ferait en faveur des plus bas salaires.
Cependant, faire confiance aux gens, c’est aussi prendre le pari que naturellement, les citoyens n’appliqueraient des taux très élevés qu’à des tranches de revenus très hautes, conservant ainsi l’incitation à la réussite entrepreneuriale.
Il convient de distinguer revenus du travail (en ce compris de très hauts salaires) et revenus du capital. En effet, l’argument néolibéral par excellence se matérialise dans le « chantage à l’investissement » qui consiste à dire que des impôts trop élevés feront soit (1) fuir les investissements, soit (2) fuir les talents.
Pour ce second point, il apparait évident que des travailleurs peuvent choisir de ne pas travailler dans un emploi où leur salaire net sera plus bas qu’ailleurs. Pourtant c’est déjà le cas, et nombre de citoyens considèrent la qualité, le sens du travail, ou son objet plutôt que l’unique rémunération comme critère. Les modèles économiques orthodoxes qui consistent à considérer que le salaire est la seule variable dans le choix des travailleurs ont bien du mal à tenir encore le coup dans ce monde de quiet quitting, de bullshit jobs et dans un contexte de grande démission où la quête de sens apparait plus importante que jamais. De plus, rien n’indique qu’une révision de la progressivité concerne tant de monde que cela. Quant aux tout hauts salaires, il reste à démontrer l’absence de ces compétences dans le reste de la société et le caractère irremplaçable de ces cadres.
Le premier point tient encore moins la route, notamment pour quiconque maitrise ce concept simple de nos sociétés : les banques commerciales créent la monnaie par l’extension de crédit. En effet, la capacité d’investissement existe avant les dépôts. À vrai dire, la majorité de l’investissement (les unités de compte exprimées en devise) est générée par le secteur bancaire et non par l’investissement des grandes fortunes. Une société libre et démocratique pourra-t-elle créer sa propre capacité d’investissement, comme ce fut le cas pendant des siècles avant l’instauration du monopole bancaire? Ainsi, lorsqu’une entreprise emprunte trois millions pour construire son usine, cet argent n’existait pas avant. L’absence de capital particulier pour faire ces investissements peut tout à fait être compensée par ces mécanismes, mais requiert dès lors des changements structurels majeurs dans notre secteur bancaire et donc dans le cadre légal européen. Aucune raison donc de craindre une “fuite des capitaux”.
La fiscalité n’est pas qu’un enjeu législatif, elle est également empreinte de nombreuses complexités d’exécutions. Ainsi le ministre des Finances ne semble pas considérer comme une priorité les montants fiscaux perdus, abandonnés et éludés par les multinationales ou les grandes fortunes. Une discussion citoyenne instruirait sans doute largement le rapport coût-bénéfice à assurer le respect des normes et règles fiscales en vigueur par ceux les plus disposés à échapper à leurs obligations collectives.
Une autre considération de politique publique concerne le développement territorial, local ou régional. Celui-là même qui accroit la résilience du territoire devra tenir compte des petites entreprises. Une fiscalité qui leur est favorable devra s’assurer d’une juste contribution des groupes multinationaux qui – non content d’éluder l’impôt – bénéficie d’un avantage compétitif indu face aux artisans, PME et autres entreprises du territoire qui, elles remplissent bien leur devoir de contributions à la société.
Morale, éthique et justice fiscale
Les quelques considérations mentionnées plus haut dans cette analyse visent uniquement à donner des exemples de la myriade de considérations qu’une assemblée citoyenne devra prendre en compte, sans doute en se subdivisant avant de rassembler les mesures dans un tout cohérent.
Par ce canal les citoyens pourront appliquer leurs propres morale, justice et ainsi trancher de grandes questions fondamentales que les politiques actuels ne sont pas en mesure de résoudre pour les raisons mentionnées en introduction.
Ainsi, est-il moral qu’aucune taxe ne soit perçue sur les transactions financières ? Quelle forme de fiscalité serait éthique face aux enjeux climatiques ? Personne ne peut répondre seul ou en petit groupe à ces questions fondamentales. Pourquoi les PME paient-elles un taux d’imposition supérieur à celui appliqué aux multinationales ? Pourquoi les grandes fortunes sont-elles moins imposées ? Pourquoi les revenus de la propriété sont-ils moins taxés que ceux du travail ?
Nous émettons la thèse qu’une démocratie ne peut se considérer comme telle qu’une fois qu’elle prend en compte cette somme de volontés, de croyances, de considérations individuelles. Pour cela elles seront confrontées au reste de la communauté dont la tâche reviendrait à déterminer le juste milieu pour arbitrer les désirs individuels avec les contraintes et réalités collectives.
Une base morale et des considérations pratiques forment les fondements du travail d’une assemblée citoyenne, sans doute long et ardu, et offre l’espoir d’une solution aussi consensuelle que possible.
La taxation est un exemple d’outil éthique. Elle transcrit une morale collective au sein de pratiques plus ou moins autorisées, mais régulées. Les accises constituent un arbitrage moral conjugué à une réalité pragmatique des populations. Combien et quels vices nous autorisons-nous, dans quelle proportion et avec quelle égalité d’accès ? Ainsi la Marie-Juana reste illégale tandis que le tabac, l’alcool, le sucre sont autorisés. Les deux premiers bénéficiant d’une « correction » collective apportée par des taxes (accises) spécifiques.
Malheureusement, dans la perspective court-termiste des prochaines élections, la plupart des politiques vont réfléchir en termes de rentabilité électorale : où taxer d’un 1€ supplémentaire sans que cela ne déclenche les ires des syndicats, de la population ou des retombées néfastes pour le ministre en question. Ces arbitrages complexes ne peuvent, par définition, rencontrer l’assentiment collectif. Mais rien n’empêche de porter graduellement à l’attention du public les résultats et calculs des rapports coûts-bénéfices afin de tendre vers une nouvelle forme de justice fiscale.
La taxation comme outil d’orientation des comportements « le nudging » (petit coup de coude incitatif) est un puissant moyen pour réorienter une société d’une manière aussi peu coercitive que possible, car collectivement établie. Ainsi plutôt que de parler de rage taxatoire verte ou de considérer la protection de l’environnement comme une atteinte profonde à la liberté de rouler en SUV au centre-ville, établir des cadres de discussion permettant d’aménager des contraintes collectives et des désirs personnels laisse entrevoir des solutions réfléchies, où les contributions de tous permettent une meilleure acceptation des décisions.
Indéniablement, il y aura des mécontents, mais très certainement moins après une information claire et complète, des débats informés et un processus d’amélioration qui vise à minimiser les pertes de certains en traitant de toutes les objections raisonnables.
Un tel processus ne serait ni simple ni rapide, mais aurait au moins autant de légitimité qu’un gouvernement dont rien ne garantit que les décisions soient bien dans l’intérêt de la majorité des citoyens ni ne recueillent l’assentiment large des électeurs, même de ceux des partis au pouvoir. Car aujourd’hui la fiscalité se définit plus par la confrontation de groupes d’intérêts, de capacité à mobiliser des expertises ou à négocier avec le pouvoir politique. Seuls les syndicats représentent encore aujourd’hui un contrepoids quelque peu tangible, et leur influence s’érode rapidement. Nous nous retrouvons dans une société oligarchique qui nuit à la cohésion sociale, à la solidarité et à la justice.
Pour rendre ces considérations concrètes, imaginons des exemples d’applications. Ainsi la notion de progressivité de l’impôt (où l’on paie un taux supérieur par tranche) varie selon les pays, mais également au fil de l’histoire. La révision de la progressivité peut aisément s’établir par des simulations basées sur les données fiscales disponibles (dont l’accès devrait par ailleurs être facilité), des propositions alternatives, des « prises de températures » par des votes en ligne agrémentés d’informations et de simulations.
Évidemment, ces modifications induiront de nouveaux comportements et les résultats attendus ne seront pas toujours au rendez-vous. Des ajustements seront toujours nécessaires ex post.
L’avantage d’une décision collective sera certainement la stabilité à travers le temps. On peut aisément imaginer des adaptations au fil du temps, mais il est difficile de croire que toute une population change radicalement d’avis du jour au lendemain contrairement aux cycles électoraux qui offrent moins de garanties de stabilité. Plus de justice interpersonnelle est possible, mais également entre les deux formes fondamentales de distribution des revenus dans la société : le travail et le capital.
Toute forme de revenu ne peut in fine qu’appartenir à l’une de ces deux catégories. La fiscalité relative au travail ou aux valeurs mobilières sous leurs multiples formes ne peut être laissée aux seuls initiés et doit faire partie (1) de l’enseignement de base et (2) des éléments centraux au débat collectif.
Conclusion
Un pays peut-il se déclarer libre et démocratique tant que la fiscalité y est perçue comme un fardeau, un poids ? Si le sujet focalise les luttes sociales et le mécontentement, n’est-ce pas parce qu’en tant qu’outil public, la part laissée à la délibération collective est réduite à peau de chagrin ?
Soulever ces débats fera certainement émerger de nouvelles questions fondamentales de sociétés. Aujourd’hui, les compétences fiscales sont laissées à la discrétion des États-nations, gouvernement régional, collège communal. Une méthode qui pose bien des problèmes dans le cadre monétaire des états de la zone euro. Car avec une libre circulation des capitaux et des marchandises, la force de négociation des groupes internationaux est presque sans limite vis-à-vis du pouvoir fiscal, limité géographiquement par construction politique.
Il est difficile aussi d’entrevoir une réforme fiscale sans reconsidérer la monnaie. En effet, pour tout pays souverain monétairement, la monnaie et la fiscalité font partie de la même dynamique. Ensuite, dans un cadre où les unités de comptes circulent sans contrôle public (ce qui est le cas dans la zone euro), impossible de pleinement reprendre la main sur la capacité de fiscaliser (faire contribuer au pot commun) des multinationales qui profitent le plus souvent de taux de transferts et d’une batterie de dispositifs permettant d’éluder le peu d’impôt qui leur resterait à payer.
Contrer les arguments fallacieux du capitalisme par la discussion collective et dépasser les populismes va dans ce même sens. Choisir la manière dont chacun contribue, les incitants ou les freins à certains comportements tout comme l’allocation des ressources est l’essence d’une société démocratique.
L’ère moderne offre des outils permettant d’informer du débat démocratique, de simuler des modifications et de capter les intérêts et les envies.
À nouveau, comme dans un budget, le simple vote ou référendum est clivant et peu productif. Il reproduit les dichotomies politiques qui conduisent à l’immobilisme, aux raccourcis et au pugilat. Construire cette science du collectif est l’enjeu intellectuel sous-jacent requis pour répondre aux défis économiques et environnementaux.
Ce processus d’élaboration collective est la seule chance de faire entendre des considérations économiques hétérodoxes. Faire le pari que tout un chacun peut comprendre les mécanismes, s’y immerger, en considérer les causes et conséquences et ainsi contribuer de manière pertinente au débat central de la cohésion de notre société et de la paix sociale qui peut en découler.
La justice fiscale, empreinte de considérations morales, ne peut être retranscrite dans nos lois par une approche purement technocratique, pragmatique ou utilitariste. Il lui faudra consacrer la volonté populaire – qui doit encore se construire, s’affiner – dans des règles de distribution qui déterminent notre société.
Plus globalement, la voie vers un monde juste et durable ne peut passer que par une refonte de la fiscalité qui détermine nos habitudes, nos comportements, les stimule ou les freine. Comment, qui, à quel niveau et pourquoi nous contribuons ensemble à construire cette solidarité, nationale, régionale sont autant de questions dont dépend notre destin collectif.
La démocratie sera officialisée le jour où le paiement des impôts sera la célébration de l’aboutissement d’un travail collectif, où les citoyens auront collectivement décidé de financer des services et d’engager des projets communs pour leur prospérité et l’amélioration de leur confort collectif tout en s’inspirant de leurs valeurs.
Changer le chemin de notre société vers un monde juste et durable sera long et difficile dans le cadre d’une lutte politique dont les bases ont été posées par les aristocrates et rentiers désireux de défendre leurs privilèges lors des révolutions du 18e et 19e siècles. Une démocratie participative vivante, intense, informée et capable d’organiser la prise de décision constitue un espoir qui pourrait mobiliser les forces du changement et établir des bases de transition sociales fortes mais pacifiques, radicales mais constructives, ambitieuses mais réalistes, fermes mais empreintes de justice. La fiscalité participative n’est pas un luxe, mais une nécessité profonde, une pierre angulaire pour ceux qui désirent prendre leur destin en main.
Des questions subsistent évidemment sur les méthodes à développer, les outils pertinents, la manière de les construire et de les intégrer, mais surtout sur l’appétence des populations à saisir une opportunité d’émancipation, à résister aux pressions politiques et technocratiques. À tout le moins, les tentatives et exercices qui s’annoncent seront à observer au plus près, à critiquer, améliorer lors des activités citoyennes, politiques ou de débats économiques.
Enfin, les citoyens seront-ils à même, capables et désireux de faire confiance à leur voisin pour légiférer, à leurs proches et même à leurs pires ennemis ?
Un tournant historique s’annonce et les clivages séculaires sont plus que jamais présents : individus contre collectivité, mouvements de base contre centralisation, travail contre capital. Comment en discuter tous ensemble?