par Christine Pagnoulle
Synthèses par chapitres
Chapitre 1, ‘Adieu à l’enfance de l’humanité’. Nous comprenons très vite que la première partie du titre, que ce soit en français ou en anglais (The Dawn of Everything) est à prendre à contre-pied : il n’y a pas de commencement, qu’il soit idyllique (comme chez Rousseau ou dans la Genèse) ou infernal (lutte de tous contre tous, comme chez Hobbes). Ces mythes sont non seulement faux mais ont des conséquences politiques fâcheuses. La réalité est autrement passionnante dans sa diversité et ses rebondissements, voire désastreuses. [Notons que l’hypothèse de Rousseau n’était qu’un expérience mentale et que Hobbes observait la situation de guerre civile en Angleterre.] D’emblée, les auteurs affirment que ce qui nous rend pleinement humain, c’est la liberté d’expérimenter d’autres formes de relations sociales.
Chapitre 2, ‘Blâmable liberté’. Mise en cause radicale de notre approche occidentale par Kandiaronk, le chef Wendat (Huron) : manque de générosité, de liberté d’esprit. Toute une culture de débats politiques auxquels participent les femmes. Ces critiques arrivent en Europe occidentale via les écrits de Lahontan qui inspirent Mme de Graffigny et ses Lettres d’une Péruvienne (1747), où s’expriment des vues féministes et socialistes avant l’heure. Cela va en retour provoquer la théorie de Turgot sur une nécessaire progression menant à la ‘civilisation commerciale’.
Chapitre 3, ‘Dégeler l’âge de glace’. Homo sapiens est arrivé très progressivement il y a environ 500000 ans et développé des comportements symboliques complexes il y a environ 100000 ans. D’énormes structures comme Göbekli Tepe montrent la nécessité de se coordonner mais pas l’existence d’une hiérarchie. Les humains (à la différence des grands singes ?) ont une conscience politique partout où ils vivent et pensent. Des organisations sociales différentes selon les saisons et donc les activités dominantes sont attestées à plusieurs endroits.
Chapitre 4, ‘Liberté individuelle, origine des cultures et naissance de la propriété privée’. Au mésolithique apparaissent de nouvelles techniques de traitement et de conservation de la nourriture. Une société égalitaire ne connaît pas de hiérarchie et/ou de relations de domination et d’exploitation. Ils developpent l’exemple de Poverty point en Louisiane au 2 e millénaire avant JC qui était une structure de rassemblement plus importante qu’Uruk ou Harappa, un centre de connaissance géométriques et astronomiques, mais non lié à l’agriculture. Les Calusas en Floride ont développé un pouvoir absolu et d’énormes inégalités mais sans agriculture.
Chapitre 5, ‘Il y a de cela bien des saisons’, contraste des modes de vie radicalement différents sans raison apparente sinon le souci de se différencier (schismogénèse) : les ‘cueilleurs protestants’ qui constituent des réserves et ne peuvent concevoir la possession d’esclaves en Californie et les ‘rois pêcheurs’ de la côte nord-ouest du Canada actuel, qui intègrent bien la présence d’esclaves et distribuent à grand renfort de potlaschs.
Chapitre 6, ‘Les Jardins d’Adonis’ montre que l’agriculture sérieuse, Déméter, ne s’est pas du tout imposée partout où c’était possible : les jardins d’Adonis, c’est le jeu, le dilettantisme. Ainsi à Çatal Höyük, une ville où par ailleurs toutes les habitations sont semblables et où il n’y a aucun signe d’autorité centrale, les représentations indiquent la persistance d’une économie de chasseurs-cueilleurs à côté d’une saison agricole (culture de décrue). Les femmes ont un grand rôle à jouer par leur connaissance des
plantes, des fibre.
Chapitre 7, ‘L’Écologie de la liberté’. Un lent cheminement vers l’agriculture. quelques lieux : le Croissant fertile (mais pas partout), le Nil, certaines îles d’Océanie, l’Amazonie avec de l’agroforesterie en dilettante (écologie de la liberté).
Chapitre 8, ‘Cités imaginaires’. Une ville est d’abord une représentation mentale, une vision. Vers – 7000 ans, dans les plaines alluviales, traction animale, ovins pour la laine. Vers – 6000 ans, développements urbanistiques sans qu’il y at forcément de hiérarchie, des villes sans roi ; les citadins ont des occupations campagnardes, il n’y a ni métallurgie, ni agriculture intensive. De – 4100 à – 3300, formation de méga-sites au bord de la mer Noire, sur des terres noires qui permettent la culture de céréales. Il n’y a pas de trace d’administration centrale, chaque famille semble avoir eu son jardin, son élevage. Les travaux collectifs étaient peut-être organisés comme dans les villages basques, circulaires, où les tâches passaient d’une famille à l’autre, le reste du village se mettant à sa disposition. De même, de – 4000 à – 3000 en Mésopotamie, les corvées semblent avoir été partagées dans un esprit festif ; les femmes jouaient un rôle important. Vers – 3300 à Uruk nous trouvons traces de comptabilité et d’archives ainsi que des emballages standardisés pour échanges commerciaux. En Inde, la civilisation de l’Indus, de – 2600 à – 1900 est marquée par des villes aux infrastructures modernes (système d’égoûts par exemple) mais peu ou pas d’industrie.
D’une façon générale, nous pouvons poser l’hypothèse que la présence de murs d’enceinte indique l’existence d’une armée et de conflits possibles (y compris internes, classes sociales). Mais il peut également y avoir un retour à une prospérité pacifique.
Chapitre 9, ‘Cachées à la vue de tous’. Ce chapitre est consacré à l’organisation sociale urbaine en Amérique centrale. Il semble que la ville mythique de Teotihuacan ait connu une évolution vers davantage d’égalité sociale avec de grands projets de logements confortables pour tous ses habitants. La ville de Tlaxcala est connue comme celle des traitres qui on permis à cortès de vaincre Montezuma, l’empereur aztèque ; mais les Tlaxcaltèques ne manquaient pas de raison de ressentiment vis-à-
vis des Aztèques et la décision, certes regrettable, a fait l’objet de longues
délibérations.
Chapitre 10, ‘Pourquoi l’État n’a pas d’origine’. L’État est une notion relativement récente ; c’est une structure qui protège le pouvoir en place et peut parfois jouer un rôle régulateur. S’y combinent (ou pas) trois formes de pouvoir : le monopole de la violence ou souveraineté, le contrôle de l’information ou bureaucratie, le jeu politique ou charisme. Il est rappelé que dans la Grèce antique, c’était le tirage au sort qui était véritablement démocratique tandis que le jeu charismatique des élections relevait
d’une forme de pouvoir aristocratique. Aujourd’hui, des institutions internationales comme le FMI ou l’OMC détiennent un pouvoir certain mais aucune légitimité démocratique. Nos auteurs retournent aux formes de pouvoir que trouvent les Espagnols à leur arrivée outre-Atlantique : les empires aztèque (meurtres religieux et joutes/spectacles) et inca (contrôle bureaucratique ; structures locales d’entraide).
Avant les Aztèques, les Olmèques faisaient reposer la politique sur le sport et avant les Incas, Chavin de Huantar semble inviter à des voyages chamaniques. Certaines zones comme les Chiapas ont une longue tradition de résistance, qui se poursuit aujourd’hui. Des périodes souvent négligées comme celles nommées ‘intermédiaires’ entre les grandes dynasties en Egypte s’avèrent riches de développements sociaux. Le chapitre se termine par un hommage à l’exquise civilisation minoenne (Crète), dominée par les femmes, sans murs d’enceinte, avec des fresques représentant des oiseaux et des fleurs et une salle du conseil qui peut suggérer de longues assemblées.
Chapitre 11, ‘Boucler la boucle’. Nous revenons aux peuples premiers, aux Wendat et à leur critique de la civilisation européenne, surtout dans son aspect soumission à un pouvoir arbitraire. Pas de tyrannie de l’agriculture. Par opposition à la centralisation de Cahokia, l’éparpillement qui a suivi est marqué par une volonté d’autogouvernement (notamment chez les Osages).
Conclusion. L’ensemble de l’ouvrage l’a démontré, la bonne question n’est pas l’origine des inégalités (les réponses ne peuvent être que des mythologies nostalgiques ou progressistes), mais bien pourquoi nous nous trouvons piégés dans un système générateur de violence, d’exploitation, de contraintes hiérarchiques. Une opinion trop répandue vut que ce n’est qu’avec les Lumières en Europe occidentale que les peuples ont découvert la possibilité d’être acteurs de leur destin.
Or ils ont illustré de nombreux exemples de réorientation de structures économiques et sociales, et pas toujours vers davantage de hiérarchie (voir Teotihuacan, chapitre 9 ; Cahokia, chapitre 11).
Nos auteurs soulignent à plusieurs reprises l’importance des femmes comme facteur d’harmonie et montrent combien notre approche est marquée par le droit romain, qui a sa source dans le droit de l’esclavage : prépondérance de la propriété privée comme pouvoir inaliénable, pas comme droit négociable, structure patriarcale qui associe violence et soin (comme l’explique le roi Jacques 1 er d’Angleterre en comparant le monarque et le père de famille), ceci alors que les habitants d’Amérique du Nord, par exemple, les dissocient soigneusement (jamais de violence contre un membre du groupe).
Ils s’interrogent sur le lien entre guerre et érosion des libertés concrètes rappelées tout au long du livre : de partir et d’être accueilli, de désobéir et d’imaginer une autre structure sociale.
Quand nous comprenons que l’histoire n’était pas écrite à l’avance, qu’il aurait pu en être autrement, nous pouvons soit nous désespérer face à ces choix tragiques, soit nous réjouir : les possibles sont là, nous pouvons, et devons, nous affranchir des structures sociales dans lesquelles nous nous sommes laissés enfermer.
David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une
nouvelle histoire de l’humanité (traduit par Élise Roy, Les Liens qui
Libèrent, 2021)