Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018, 326 pages, 20 €
Par C. Pagnoulle
Cet essai de Chamayou développe une approche à la fois économique, sociologique, philosophique et historique qui nous emmène au cœur des raisonnements retors qui fondent l’emprise idéologique du néolibéralisme. C’est un livre qui se lit presque comme un roman policier. De la fin de la 2e guerre à nos jours, il explore les retournements théoriques par lesquels le grand capital sous sa forme néolibérale a désarmé les différentes attaques dirigées contre lui et imposé l’idéologie du marché et de la propriété privée comme autant d’évidences.
Les chapitres se suivent selon une trame à la fois thématique et chronologique. Le premier obstacle à l’accumulation de richesse par les possédants, ce sont les exigences des ouvriers. Ainsi dans ‘Les travailleurs indociles’, il s’agit de briser les syndicats ; ici la méthode est assez élémentaire : placer des espions, casser les meneurs, installer une surveillance de tous les instants. La seconde menace serait celle des managers qui ne prendraient pas suffisamment à cœur les intérêts des actionnaires, puisqu’avec les holdings ou même les sociétés anonymes il y a dissociation entre propriété et direction ; la réponse est fort simple également, il suffit de s’assurer de la ‘loyauté’ des managers par des bonus et des stock-options, qui dépendent d’une gestion axée sur le profit maximum. Troisième menace, plus sérieuse, la mise en cause même d’un système basé sur la libre entreprise. La réponse ici sera de nier tout rapport de pouvoir et de filer la fable que l’entreprise et les relations de travail ne sont jamais qu’une toile de contrats sans hiérarchie. Face aux mouvements contestataires, les grands groupes recourent à la technique éprouvée de diviser pour régner : distinguer différentes catégories, plus ou moins influençables, tout en développant des concepts-fictions qui leur sont bien utiles comme le dialogue ou les parties prenantes. Pour éviter toute réglementation contraignante, ces grosses entreprises mettent au point des codes de conduite et autres responsabilité sociale de l’entreprise, une soft law où rien n’est imposé ; les biens communs sont privatisés comme si c’était pour les protéger alors que c’est donner la clé de la bergerie à la famille Isengrin. Le dernier chapitre montre comment démocratie et droits sociaux sont délibérément sapés par une politique fiscale qui épargne les grosses fortunes et les grandes sociétés et met par contre en place des limites aux politiques sociales par le biais d’impératifs budgétaires. L’ingouvernabilité est donc mise en place par le monde des affaires : il se rend ingouvernable, « pour mieux gouverner les autres ». Les derniers paragraphes rappellent que, davantage que l’État-Providence, pour les puissances économiques, c’est l’autogestion qui est la principale menace, « l’idée selon laquelle ‘l’individualité dans la coopération’ puisse se révéler socialement et historiquement supérieure à la ‘compétition dans l’individualisme’ ». C’est de là, suggère l’auteur, qu’il nous faudrait repartir.