[Scandola Graziani, 18 Février 2020]

« L’argent, c’est comme la drogue : c’est une addiction. Mettre le projecteur sur ceux qui profitent de l’évasion fiscale sans s’attaquer à ses organisateurs , c’est comme dénoncer les consommateurs de drogue tout en laissant tranquilles les narcotrafiquants ! » explique un membre d’ATTAC (1) . D’après lui, les scandales à répétition le prouvent (Offshoreleaks en avril 2013 et janvier 2014, Luxleaks en novembre 2014, Swissleaks en février 2015, Panama Papers en avril 2016, Paradise Papers en novembre 2017, Dubaï Papers à partir de juillet 2018 ) : l’évasion fiscale continue à prospérer malgré l’étalement sur la place publique de nombreux noms de grandes entreprises et de riches particuliers qui ont soustrait leurs bénéfices,
revenus et fortunes à l’impôt.

Rien n’y fait. Pourquoi ?
Rien n’y fait parce que ceux qui élaborent tous les schémas les plus sophistiqués pour contourner le fisc continuent à oeuvrer dans l’ombre. Ceux-là, auxquels on donne la qualité d’experts, sont en général avocats fiscalistes, experts-comptables et réviseurs d’entreprises. Ce sont « les trois lames du couteau suisse de l’évasion fiscale », les têtes pensantes des circuits financiers qui rendent possible la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux. Tandis que leurs clients font les manchettes des journaux, ces passe-murailles échappent eux aux scandales médiatiques et consolident toujours plus leurs filières d’évasion. L’évasion fiscale est comme une hydre à plusieurs têtes : lorsque l’une tombe, une autre repousse presque instantanément et ce indéfiniment tant que son coeur n’est pas atteint. Or le coeur est justement constitué par ce trio d’experts invisibles.

Comment faire alors ?
Comment faire pour neutraliser ces fisco-trafiquants ? Pour l’instant, le seul moyen efficace de leur mettre des bâtons dans les roues semble être de remettre en cause leur légitimité à exercer leurs professions en portant une plainte de nature déontologique devant leurs ordres professionnels respectifs. C’est ce qu’a fait l’association ATTAC dans le cadre des Dubaï Papers, en saisissant les ordres professionnels des avocats, des experts-comptables et bientôt des réviseurs d’entreprises, de plusieurs plaintes à l’encontre de ceux ayant joué un rôle dans cette affaire.

Les Dubaï Papers
Qu’est-ce que l’affaire des Dubaï Papers ? Il s’agit d’une vaste opération d’évasion fiscale permettant à de grandes fortunes de se soustraire à leurs obligations fiscales en passant par un paradis fiscal moins connu que d’autres : Ras-Al-Khaïmah, le plus petit des sept émirats constituant les Émirats Arabes Unis. De nombreux hommes d’affaires et personnalités de premier plan sont impliqués dans cette affaire dont le volet belge a été révélé à partir de mai 2019 par le journaliste indépendant Frédéric
Loore
. Depuis lors, la pression médiatique s’exerce en priorité sur ces personnalités qui se sont évadées, occultant le rôle primordial qu’avaient pu jouer deux avocats (Afschrift et Jansen) et un expert-comptable (Ollieuz).
Pourtant, ce n’est pas la première fois que ces deux avocats se retrouvent mêlés à un scandale d’évasion fiscale : l’affaire belge connue sous le terme de « scandale des sociétés de liquidités ». Dans cette affaire qui s’est déroulée de 1995 à 2015 et s’est terminée par l’acquittement des prévenus dont principal était le prince Henry de Croÿ, les deux avocats ont assuré sa défense alors même qu’ils continuaient à agir de concert avec l’accusé, ce que démontrent les faits récemment révélés dans les Dubaï Papers ( voir chronologies entrecroisées ) . Ces agissements sont d’autant plus scandaleux qu’ils ont été exécutés par des personnages ayant pignon sur rue et possédant une grande capacité d’influence dans la société en général, plus particulièrement au sein d’universités, à la Cour d’Appel de Bruxelles (Chambre fiscale) et au sein du Conseil de discipline du ressort de la cour d’Appel de Bruxelles (quand ce n’est pas auprès des gouvernements). Leur réputation d’experts auprès de l’opinion publique leur sert de rempart, d’où la pertinence de porter plainte contre eux dans l’objectif de « nommer les choses » et ainsi de « les faire exister » (2) .

Suites aux plaintes d’ATTAC
Quelle suites ont été données à ces plaintes déontologiques d’ATTAC, déposées en décembre 2019, auprès du Bâtonnier de l’Ordre Francophone des avocats du Barreau de Bruxelles ? En janvier 2020, non seulement les plaintes d’ATTAC ont été jugées recevables, mais celle d’un citoyen scandalisé et déposée en son nom propre, l’a été également, son intérêt légitime à porter plainte ayant été ainsi reconnu. La recevabilité de ces plaintes s’est accompagnée de la décision du Bâtonnier d’ouvrir une enquête disciplinaire avec nomination d’un avocat enquêteur.
L’affaire a eu un certain écho dans de nombreux médias belges qui ont rendu compte de l’action d’ATTAC, notamment La Libre et la RTBF . En toutes choses, l’union fait la force. Cette dernière sera d’autant plus grande que d’autres associations, d’autres citoyens feront comme ATTAC et déposeront plainte . Cela aura un double effet : un accroissement de l’écho médiatique et une incitation exercée sur le Barreau à prendre en compte une réelle pression citoyenne.

Comment faire concrètement pour porter plainte ?
Avant de rentrer dans les explications pratiques, rappelons encore une fois qu’il s’agit bien d’une plainte déontologique, ce qui signifie que les sanctions encourues sont d’ordre disciplinaire exclusivement (suspensions d’activité, sanctions financières payées à l’Ordre aux dépens de ses membres condamnés) auxquelles il sera possible de donner publicité.
Pour porter plainte, la procédure à suivre est en réalité très simple : le contenu de la plainte établi, il suffit d’envoyer une lettre datée et signée en recommandé avec accusé de réception. Il n’y a pas de frais d’avocat à exposer, ni au départ, ni durant la procédure. En revanche, il existe un délai de prescription d’un an à compter de la date à laquelle l’article de presse a été connu par le Bâtonnier, ce qui conduit au 15 octobre 2020 comme date de prescription. C’est pourquoi la plainte doit être déposée avant et même bien avant pour ne pas diluer l’effet de masse recherché.
Au niveau du contenu, une copie de la plainte pour les associations est disponible ici (modèles plainte Afschrift , plainte Jansen ) et pour les personnes physiques, l’argumentaire déjà utilisé peut l’être à nouveau (modèles plainte Afschrift , plainte Jansen ). Pour les associations, une copie des statuts doit être jointe tandis que pour les citoyens, c’est une copie de la carte d’identité qui est attendue pour que la plainte ne soit pas rejetée pour des raisons formelles. Pour les hésitants, il y a lieu de rappeler que porter plainte comme ATTAC l’a fait ne signifie pas souscrire en quoi
que ce soit à la vocation de ATTAC, mais tout simplement considérer que si les codes déontologiques existent, ils sont faits pour être respectés. Il s’agit simplement d’unir nos forces en tant que membres de la société civile (associations ou personnes physiques) pour lutter contre l’évasion fiscale, un combat qui devrait se situer bien au-delà des frontières partisanes.

Aller encore plus loin
Pour aller encore plus loin et faire tomber les « 3 lames du couteau suisse de l’évasion fiscale » ATTAC cible également les autres experts ayant joué un rôle dans l’affaire des Dubaï-Papers. Mercredi 5 février 2020, une plainte déontologique a été déposée auprès de l’Institut des Experts Comptables (IEC) à l’encontre de Guy Ollieuz, un expert-comptable tenant un rôle important d’après les faits révélés dans le cadre de cette affaire. A l’heure actuelle, ATTAC travaille également à l’élaboration d’une plainte déontologique auprès de l’ordre professionnel des réviseurs d’entreprise (IRE). En ciblant ces 3 ordres professionnels (avocats, experts-comptables et réviseurs d’entreprise) la société civile dispose d’un levier d’envergure pour agir contre l’évasion fiscale : s’attaquer aux organisateurs, c’est toucher au coeur l’hydre de l’évasion fiscale.
Même un paradis fiscal pour les riches (mais enfer fiscal pour les autres) comme la Belgique n’échappe pas à l’évasion fiscale de ceux pour qui trop n’est jamais assez.
Comme le dit le proverbe, « L’herbe est toujours plus verte ailleurs », et c’est pourquoi la société civile ne doit jamais cesser de s’indigner et se saisir de toutes les opportunités pour combattre l’évasion fiscale. L’initiative portée par ATTAC a le mérite d’être simple, rapide, gratuite et à la portée de tous, alors n’hésitons plus.

(1) ATTAC : Association pour la Taxation des Transactions financières et l’Action Citoyenne. Elle existe dans 21 pays, dont la Belgique.
(2) « Nommer les choses, c’est les faire exister », Jean-Paul Sartre, La responsabilité de l’écrivain , Verdier.


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