Haro sur la Libra

[Nicolas Franka]

Juin 2019, l’Association Libra annonce la création d’un nouveau jeton monétaire : la Libra. Une monnaie programmée pour lancement sur le marché international au premier semestre 2020. L’annonce serait passée inaperçue si le géant Facebook et ses nombreuses filiales dont Calibra n’étaient pas à la manœuvre. Ces géants de l’informatique ont rassemblé autour d’eux 26 autres multinationales pour former ce qui constitue le premier conglomérat monétaire de grande ampleur qui soit totalement privé.

Depuis, les gouvernements et instances monétaires tremblent, ou se réveillent devant l’arrivée d’un nouveau concurrent sérieux face aux monnaies nationales. Le monopole de création monétaire publico-bancaire est mis à mal. Et déjà certains dirigeants européens ont fermé la porte à l’initiative. Outre-Atlantique, c’est David Marcus à la tête de Libra et ancien PDG de Paypal qui a été convoqué devant le Congrès pour répondre des légitimes inquiétudes que l’initiative soulève, y compris dans le camp conservateur.

Car les multinationales qui soutiennent le projet ont de l’expérience dans le numérique. On compte notamment les géants du service de paiements comme Mastercard, PayPal ou Visa, les jeunes pousses aux dents longues de l’informatique biberonnés dans la Silicon Valley comme Booking, eBay, Spotify ou Uber, parmi d’autres. Mais on compte également les experts de la technologie Blockchain (Anchorage, Coinbase Inc., …) et naturellement, cinq grands fonds d’investissements, sans doute pour leur expertise en philanthropie. Un club ouvert à tous, dont le ticket d’entrée est fixé à 10 millions de dollars et la mise à disposition de serveurs pour le calcul des transactions.

Mais qu’est-ce que la Libra ?

La Libra est un jeton numérique. A l’instar des Bitcoins et autres, il s’agit donc d’une unité de compte pouvant servir de monnaie et n’existant que sous forme numérique. Mais la comparaison s’arrête là !

La lecture du White-Paper, document décrivant les détails techniques de la mise en place de la monnaie, dévoile plus de détails sur les véritables intentions de l’Association. Bien qu’ils parlent d’utilisation de la technologie Blockchain et de vouloir maintenir une valeur stable pour leur jeton, la Libra n’est pas une crypto-monnaie du type Bitcoin, ces crypto-monnaies de première génération n’ayant aucune valeur intrinsèque et ne servant aujourd’hui que d’outil de spéculation pour technophile. Les utilisations pratiques en termes de « monnaie » restent par ailleurs très limitées pour ces unités. Pareillement, depuis plusieurs années certains jetons ont essayé de maintenir leur valeur, sans succès pour le moment. Ces monnaies appelées Stable coins mettent des actifs en couverture des jetons émis. Mais cette promesse n’engage que ceux qui y croient dans la mesure où les contrats établis avec les utilisateurs sont leur seule garantie.

La magie de la Libra est de surfer sur toutes ces vagues à grand coup de marketing pour offrir un jeton dont la valeur sera fluctuante aux conditions du marché. Lisez, manipulable à souhait. Même les analystes s’y trompent. Car aucune contrainte légale ne limite le droit de l’Association basée en Suisse à faire descendre ou monter le cours de cette unité de compte comme bon lui semble. Bien entendu, cela ne risque pas de se produire dès le début, car une Libra plus ou moins stable voire en légère croissance attirera les utilisateurs et le chaland trader de salon. L’usage répété (et abusif) des termes comme « stable », ou « Blockchain », « décentralisé » et autres « OpenSource » ne feront que convaincre certains réticents amoureux de ces technologies sans pour autant qu’elles soient effectivement utilisées.

Une monnaie de destruction massive

Ce qui fait craindre le pire aux observateurs, et à raison, c’est la force de frappe de ce conglomérat. Avec 2,6 milliards d’utilisateurs au bas mot, comptant toutes les plateformes partenaires de Facebook, le marché est incomparable, même relativement à ce que connaissent les monnaies de cours légales, exception faite de l’hégémonique Dollar US si l’on considère les travailleurs des structures internationales faisant leurs transactions dans cette devise.

L’association dispose d’une large base de clientèle mais surtout, d’une facilité d’accès incomparable à leurs concurrents légaux ou bancaires. La Libra semble bien positionnée pour atteindre son objectif : monétiser les 1,7 milliards d’habitants de la planète non-bancarisés. Car c’est bien la cible. Toutes ces personnes qui n’ont aucun accès à un service bancaire, aux quatre coins du monde, et qui bénéficieraient alors d’un « lieu de dépôt » pour leurs petites économies, d’un moyen de paiement efficace, peu cher et à disposition en permanence. Les pauvres sont toujours, comme le savent les banques et les vendeurs télécoms, un excellent marché.

Une lutte capitalicide

Le secteur bancaire est réputé détenir deux monopoles : l’opération des paiements, et la garde des dépôts. Avec cette unité, Facebook deviendrait un sérieux concurrent du système bancaire en permettant des transferts internationaux, dont les versements à l’étranger. En effet, pour beaucoup ces transferts d’argent vers le pays d’origine entraînent des frais pouvant allégrement dépasser les 7% et sont d’une nécessité impérieuse pour la famille qui les reçoit.

L’offre est trop belle pour être refusée, et c’est ce qui nourrit toutes les craintes. Car quid du contrôle populaire, ou à tout le moins de l’État, sur les transactions internationales ? La porte est ouverte au blanchiment si ces transferts ne sont pas régulés. La technologie Blockchain permettant la pseudonymisation ouvre la voie à tous les fantasmes.

Pile je gagne, face tu perds

L’association va également assurer le service de conservation des dépôts. En pratique, chaque fois que vous changez vos euros, dollars, Yen, peu importe, en Libra, ces montants sont ensuite conservés par l’association qui constituera ainsi une réserve dont les proportions peuvent faire froid dans le dos au vu du marché qui se présente à elle. Mais le diable, comme toujours, est dans les détails. L’association ne promet d’aucune manière la conservation de la valeur des jetons proportionnellement à la réserve détenue. Vous pourriez échangez 10€ aujourd’hui et ne pouvoir récupérer que 9€ demain. Sans compter les frais de changes qui permettront à l’association de juteux profits.

En réalité, l’Association Libra a créé deux monnaies. La deuxième, ce sont des jetons actionnariaux. Ils permettent aux membres de l’Association de valoriser les profits réalisés par les activités du fond de réserve. Car l’Association est bien une association sans but lucratif. On en rigolerait.

En somme, quand l’Association investit vos euros, elle conserve les profits et elle les transfert dans les jetons d’investissement. Et quand la valeur de la réserve diminue, les utilisateurs assument les pertes. Socialiser les pertes, privatiser les profits. Un classique.

Où s’arrêtera Libra ?

En plus d’être un concurrent aux services de paiements bancaires traditionnels, au business de garde des dépôts, rien n’empêche d’imaginer que l’Association se lance tôt ou tard dans le crédit, jusqu’ici chasse gardée du secteur bancaire. Ce qui permettrait à l’Association d’émettre des Libras en échange de contrats dont ils devraient assurer la reconversion eux-mêmes. A moins que certains Etats flanchent sous le chantage de l’organisation. Car le poids politique de l’Association est amené à grandir et peut devenir insoutenable s’il n’est pas correctement contenu. En effet, s’il s’avérait qu’une grande quantité de dépôts soit détenu, la manipulation potentielle du cours, comme la fuite de capitaux ultra rapide que la plateforme permettrait, serait une menace pour les propres devises nationales. Tant pour les mouvements de capitaux que pour le maintien de la valeur des devises nationales.

Comme toujours ce seront les plus faibles qui en feront les frais. D’une part, les pays pauvres ne peuvent fournir les mêmes services que la plateforme, à tout le moins, pas partout, et les quantités en dépôt risquent d’augmenter. D’autre part, la menace d’une attaque sur les monnaies nationales deviendrait plus sérieuse à mesure que les débouchés offerts par les jetons augmenteront dans les commerces de plus en plus soumis à leurs intermédiaires informatiques et poussés par la croissance de la consommation en ligne.

Monopole des données

La gestion effective des portefeuilles numériques ou wallets, utilisables depuis un smartphone, sera géré par l’organisation Calibra, cousin de Facebook dans ce jeu de poupées russes. Calibra est déjà réputé pour sa diligence dans le traitement d’informations privées. Car c’est bien l’enjeu. Avec 2,6 milliards d’utilisateurs toutes plateformes et tous services confondus, ce conglomérat est un des acteurs les plus puissants de la nouvelle économie de l’information. Et l’information, au 21e siècle, c’est le pouvoir.

Face aux enjeux systémiques que posent cette monnaie internationale, soutenue par d’énormes intérêts économiques et destinée à inonderles pays en voie de développement, cette unité de compte dont le succès commercial ne laisse aucun doute peut bouleverser les précaires équilibres monétaires et capter dans la foulée un pouvoir qu’aucune instance privée ne devrait même envisager : contrôle des données, du crédit, des moyens de paiement et même de la valeur des avoirs détenus par les particuliers.

Une analyse plus détaillée de cet outil fera suite. Mais il apparaît déjà impérieux d’éradiquer la tumeur avant qu’elle ne se répande et qu’il ne soit trop tard.


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