Un vieil ami m’avait convaincu de le rejoindre pour manifester avec les Gilets jaunes un samedi à Bruxelles. Nous descendons gare du Nord en espérant échapper aux contrôles mais la police est partout. Sur les conseils d’un navetteur, nous nous rejoignons rue d’Aerschot. Les filles sont au turbin derrière les vitrines. Nous nous arrêtons pour les regarder quand un combi passe près de nous. Deux cents mètres plus loin, deux combis nous encadrent ; les agents demandent nos papiers et fouillent nos sacs. J’ai juste un gilet fluo de cycliste et une gourde. Les autres ont des masques de plongée et d’autres trucs pour se protéger des fumigènes et de l’autopompe. Ils nous embarquent vers onze heures. Ce n’est pas ma première arrestation administrative, mais c’est la première fois qu’on me colsonne dans un panier à salade. Il y a tout juste six places isolées pour les détenus. Des caisses grillagées avec un siège et une ceinture, où on nous assied les mains attachées dans le dos. L’un de nous, celui qui avait une bonne histoire pour son masque de plongée, vient d’une famille d’immigrés, d’un de ces pays qui ont une réputation de guerre et de violence. Le genre de pays qu’on annonce par défi, pas pour recevoir un traitement de faveur. Justement le flic qui nous garde dans la camionnette en attendant qu’on nous envoie ailleurs est du même pays. Les deux compatriotes taillent le bout de gras dans une langue compréhensible d’eux seuls. Une constante de la journée, l’impression que les policiers ne sont pas des adversaires, qu’ils obéissent à contrecœur. Ça ne les empêche pas de nous parquer dans une écurie : un grand hangar couvert de sciure pour l’entraînement de la police montée. En guise d’équidés, il n’y a que des chevaux de frise en barbelés qui délimitent des zones où on nous fait attendre. Les gilets poussent des cris d’animaux, des Albèhèhèhèhèhère, des Philihihihihihippe. Aucun policier ne veut nous dire pourquoi nous sommes arrêtés.
Sociologie dans une écurie
Dans l’écurie, on trouve un échantillon de la population des gilets. Après une heure ou deux, on a presque tous trouvé un moyen de se débarrasser des menottes en plastique. Il faut juste garder les mains collées derrière le dos pour pouvoir rester près de la sortie et observer les entrées des nouveaux venus. Il n’y a pas beaucoup de filles. Après sans doute trois heures (j’ai plus mon téléphone), on les laisse sortir pour aller aux toilettes ; plus tard elles seront détenues séparément. Les mecs pissent dans un coin de sciure. Les gilets ont un profil-type en termes d’âge et de provenance sociale, mais il y a une très grande diversité de milieux professionnels et de revendications idéologiques. C’est dans la teneur de leur motivation immédiate que se trouve leur trait d’union. Ils ont entre 20 et 40 ans, peu de diplômes, des revenus modestes et des charges familiales. L’argent et la sécurité de l’emploi sont les étaux qui les tiennent ensemble autour des ronds-points. Il y a ceux dont il est très difficile de lire les vues politiques, ils sont les plus nombreux. Ils vont par groupes d’amis, poussés à la révolte par les circonstances. Ils n’ont jamais pris part à un mouvement social auparavant et ne se réclament d’aucun parti ni d’aucune obédience politique. Ils ne parlent pas beaucoup de racisme et d’immigration, il s’agit probablement d’un sujet de division dangereux pour leur cohésion. La diversité ethnique est faible : je n’ai vu personne d’Afrique subsaharienne ou d’Asie et très peu de Nord-africains. Les minorités européennes sont par contre bien représentées. Ceux qui appartiennent à une mouvance politique ou un groupe organisé sont plus faciles à catégoriser, bien qu’il soit parfois délicat de savoir si on a affaire à extrême gauche ou droite. On est tous dans la même écurie, donc une certaine retenue est palpable. On n’entend pas de slogans communistes ou fascistes, même si les factions sont présentes. Il y a comme une trêve, un accord tacite pour montrer une bonne image des camps respectifs et recruter parmi les indécis. Les marxistes sont souvent proches des syndicats, ils se font discrets sur leur couleur mais on les entend sur l’inégalité fiscale. Les fascistes sont encore plus discrets sur le fond de leurs idées, on les trouve en conciliabules avec certains signes distinctifs comme des tatouages ou des chaussures militaires. Leur attitude traduit la confiance qu’ils ont d’être sur un territoire acquis. Il y a les clubs d’ultras, les fans de foot proche du hooliganisme, qui peuvent être soit d’extrême-droite, soit d’extrême-gauche. On débarque un groupe de jeunes anarchistes flamands, avec leur signes antifa et leur dreadlocks. Tout ce monde se mélange sans animosité apparente. Je bavarde avec un gaillard d’une tribu que je ne rencontre jamais, un biker. La carte de membre de son club est comme tatouée sur sa nuque. Il commence par un laïus emmerdant sur la qualité de son ascendance familiale, qui lui conférerait une sorte de droit à manifester que d’autres n’auraient pas. Ensuite il déclare que son club est plutôt populaire auprès de la police, ils n’ont jamais de problème avec eux. Les flics lui ont même laissé la chaîne en argent qu’il porte au cou. Je lui demande pourquoi il est venu, puisque les bikers ne se mêlent jamais de politique. Il est là avec ses amis à titre strictement personnel, pas du tout au nom du club. “Si le club venait, alors ce serait autre chose!”
Policiers pas hostiles
On nous fait signer un papier bleu indiquant le motif d’arrestation, la case cochée est “préparation à une infraction”. Ce qui signifie qu’avoir un gilet jaune dans un sac à dos est une préparation à une infraction, qu’on se le dise. Les agents ne savent pas s’il y a plus d’extrême droite ou d’extrême-gauche, mais ils affirment avoir arrêté des gens normaux toute la journée. Pour eux, l’état est en danger et il faut le défendre contre les extrêmes de tout bord. Pour ma part, je me réjouis qu’un mouvement unitaire, fût-il chaotique, rassemble tous les camps et force les institutions à se remettre en question. Les flics, tout comme moi, concluent à la nécessité de pouvoir échanger nos points de vue divergents dans une démocratie, puis me remettent dans une cellule sans chauffage avec une vingtaine d’autres pauvres énervés. Je leur demande ce qu’ils pensent de la sympathie qu’on peut observer chez les policiers à l’égard des gilets, ils restent silencieux là-dessus. C’est une observation strictement personnelle, mais durant les quelques manifs que j’ai faites, je n’ai jamais eu autant l’impression que les policiers pouvaient s’identifier aux manifestants et partager leur préoccupations. Quand ce sont des gauchistes, des écolos ou des anars, les flics n’ont pas d’arrière-pensées. Quand ce sont des blacks ou des beurs, les flics n’ont pas de problème à transgresser les droits humains les plus élémentaires. Cette proximité est fondamentalement inquiétante pour leur hiérarchie, je crois.
Mort au pissoir
Pour finir, on nous enferme dans des salles de huit mètre sur quatre environ, il y a 20 occupants par cellule et une vingtaine de cellules dans le bâtiment, donc nous comptons environ 400 détenus, presqu’autant que les 450 arrestations annoncées après la manif. On nous prend nos vestes et nos bonnets, les bancs sont en pierre glaciale, il y a deux pissoirs en inox. Pour boire et manger, il y a deux distributions de gaufres et de bouteilles d’eau sur dix heures. Un pensionnaire précédent a réussi à rentrer avec un pastel bleu et a dessiné la gaufre et la bouteille en plastique sur le mur. La colère d’avoir été embarqués avant même d’avoir vu la manif s’exprime en insultes contre la police et le monde politique. Au début les gilets discutent et se racontent leur vie. Rien de tel qu’une incarcération pour faire connaissance. On se méfie quand même de l’autre, on raconte pas tout et on ne donne pas de nom, mais c’est le moment de s’entraider. Il y a un junkie en descente qui s’endort sur le banc après nous avoir cassé les oreilles, les flics finissent par l’évacuer. La plupart ont entre vingt et trente. Un jeune gars explique que le racisme se trompe de cible. Un autre lui répond que la seule option politique crédible vient de la droite populiste. Le racisme est le plus souvent évité dans les discussions. Il est clair que la cohésion du groupe volerait en éclat si on se mettait à en parler ouvertement. Un type se démarque en criant « Mort aux juifs » aux policiers derrière la porte. Peu de gens réagissent, son cri est repris par au moins une voix et d’autres désapprouvent. « J’adore provoquer » répond-il quand on lui demande pourquoi ces cris et pourquoi les croix gammées sur les murs. Le nazillon est court sur pattes et porte un gros ventre sous une tête chevelue à lunettes. « À sa tête j’aurais dit que c’était un intello celui-là » j’entends dire pendant qu’il tape des coups de chaussures de sécurité dans la porte métallique. Son acharnement amuse les autres qui l’encouragent, mais la porte ne bronche pas. Alors il change de cible et s’attaque à un pissoir. On dit qu’il a été arrêté avec un marteau dans son sac. Le pissoir montre des signes de faiblesse qui incitent les autres à contribuer à l’œuvre de destruction. Arracher un pissoir en inox demande une certaine dose de force, de patience et de dextérité. Quelqu’un indique au facho à lunettes par quel angle porter ses coups. Difficile de dire combien de temps il est resté à donner des coups de pied dans la cuvette, mais en l’absence de toute forme de distraction, l’arrachage du pissoir est devenu une attraction appréciable. Tout le monde ne contribue pas mais un petit groupe d’enthousiastes s’y consacre à cœur joie. Une fente finit par apparaître entre le métal et le mur, le nazi en surpoids tire dessus de toutes ses forces et se coupe la main au passage. L’urinoir se décolle un peu plus, on dirait une dent qui souffre et qu’on attache à une porte que quelqu’un doit ouvrir. Un mec donne le coup de grâce en sautant à pieds joints sur le rebord. Victoire. L’épave bruyante répand son urine sur le sol pendant que s’improvise une partie de foot-pissoir. Le petit nazi triomphe. Je lui demande, si possible, d’épargner le second, en soulignant l’intérêt pratique de l’ustensile.
NO BORDER
Les murs sont couverts de graffitis gravés dans le plâtre. Tous font référence à des causes gaucho ou anar, montrant le type de manifestants qu’on enferme en général. Un grand « No border » recouvre la moitié de la longueur du mur latéral, mais je suis peut-être le seul de la cellule à comprendre le sens de l’expression et son importance pour le mouvement d’aide aux réfugiés. Le nazi urinophobe grave une croix gammée juste à côté puis cherche à améliorer le contour intérieur du D de « No Border ». Je préfère ne pas lui faire la traduction.
Amertume
« J’en reviens pas qu’ils m’aient enfermé avec le gamin. » Un quarantenaire fringant avec son fils de seize ans. Le père est ouvrier, peut-être intérimaire. Il est venu avec l’aîné de ses enfants. Le fils tient la tête haute et se tait pendant que son vieux m’explique pourquoi ils sont là. « J’ai rien contre les syndicats, mais ça sert à rien les manifs autorisées. Quand ils ont liquidé la société, les délégués étaient au courant des semaines avant tout le monde. Ils m’ont dit de me calmer, je leur ai dit de me donner mon argent et mon C4 et de fermer leur gueule. Ils ont fermé leur gueule, mais j’ai pas eu mon argent. » La discussion dérive vers les questions de l’origine sociale et de la famille. La sienne est venue d’Italie après la deuxième guerre pour travailler pour une société qui avait fait fortune sous l’occupation. Il me parle d’un camp de travail forcé. « C’est là qu’on amenait les juifs et les autres, puis quand ils ne savaient plus travailler, on les envoyaient à Auschwitz. » Sans moyen de noter le nom du camp, je n’ai pas pu vérifier son récit. Il affirme avoir cherché à obtenir des archives officielles sur la création de l’entreprise (une carrière peut-être ?), mais il s’est heurté à un refus de l’administration communale. Il n’a jamais entendu parlé de la CADA, la Commission d’Accès au Documents Administratifs. « Et maintenant je suis ici avec le grand. Qu’est-ce que ça va lui mettre en tête ? Qu’est-ce que je dois lui dire ? »
Quel choix ?
L’ennui a repris le dessus après l’arrachage du pissoir. Les gilets hurlent des insultes à répétition dès qu’ils voient passer un uniforme de l’autre côté des barreaux. Ils crient pour des cigarettes, du chauffage, de la nourriture. On s’évertue à donner des coups de pieds dans la porte pour l’ouvrir. « Si jamais ils l’ouvrent, je parie qu’aucun d’entre eux ne voudra sortir. Il n’y a que des flics avec des armes de l’autre côté. » Celui-ci n’a pas encore trente ans. Fils de friturier, il voudrait bien quitter le pays et changer de continent mais sa famille le retient. « Je ne connais rien d’autre. » On se dit vite qu’on a toujours le choix. C’est ce que je me répète quand je pense à ma condition de prof d’anglais freelance, de formateur ubérisé. Le fils du friturier ici, ou bien celui-là, le Russe fan de Poutine qui sert des cocktails dans un hôtel quatre étoiles, ils n’ont pas l’impression d’avoir choisi quoique ce soit.
Négociations
Désormais, les gilets sont répartis en deux groupes distincts. La majorité est agglutinée aux barreaux de la porte et répète inlassablement les mêmes injures tout en suppliant qu’on nous laisse sortir. L’autre partie tourne en rond selon une chorégraphie définie par l’usage et les affinités. Ils sont cinq environ à circuler les uns autour des autres, croisant leur pas en faisant avancer et reculer des bouteilles vides. Quelqu’un a poussé le pissoir dans un coin. Un flic nous dit qu’on sortira si on reste calme pendant une heure. Il n’en faut pas tant pour raviver les injures et les coups de pieds dans la porte. Mais certains commencent à chercher à calmer les autres. Un autre flic nous dit de faire silence pendant dix minutes. Cette fois les gilets sont mûrs, ils se taisent tous, collés aux barreaux. Il ne reste plus que le friturier et moi à bavarder, les autres veulent nous faire taire. On nous fait sortir en nous rendant nos affaires vers vingt-et-une heure, puis on nous dépose à la gare d’Etterbeek.
La révolution ou la mort !
Je n’ai jamais autant entendu parler de révolution. Enfin si, les gauchos en parlent tout le temps, mais je n’ai jamais vu des gens autant en parler et la faire, tout ça en même temps. Le souvenir de la révolution française est éminemment présent chez les gilets. Il y a chez eux une profonde sincérité mêlée d’inexpérience et d’urgence d’agir, qui résulte en la conviction intime de la justesse de leur cause et la foi inébranlable en la réussite de leur action. Du reste, si ça ne marchait pas, pour beaucoup c’est la dernière carte. Ils n’ont pas de meilleure idée pour se sauver eux-mêmes de la défaite et de la misère.