Le gilet jaune révélateur de la fracture sociale
[Eric NEMES]
Le mouvement des gilets jaunes nous a interpellés tout au long de l’automne 2018. Ce mouvement ouvre enfin un débat public sur les politiques sociales néolibérales de nos gouvernements. Il révèle ce que les mutuelles et les syndicats ont dénoncé tout au long de la législature sans avoir réussi à se faire entendre : aujourd’hui, 40% des travailleurs ont du mal à joindre les deux bouts. L’enquête Thermomètre Solidaris n°9 de 2016 dénonçait déjà le fait. Et dans son dossier «Salaire minimum 14€ … » la FGTB Wallonne analyse les recettes et les dépenses des ménages en Belgique, et constate que la moitié de la population n’arrive à faire face à ses dépenses qu’en s’endettant ou en revendant une partie de ses biens ce qui l’appauvrit et l’entraîne dans la misère.
Ce graphique montre qu’un million deux cent mille ménages du premier quartile (le quart le moins riche), touchent en moyenne 15.496 € par an, en dépensent 19.901€ et doivent donc en emprunter 4.405€; les ménages du second quartile gagnent en moyenne 25.985 €/an, ce qui correspond à un salaire de 14€/heure ou 2.305€ brut/mois à temps plein (1600€ net), et désépargnent donc pour 4.345 € !
Par contre les ménages du quatrième quartile( le quart le plus riche) gagnent en moyenne 68.886€, en dépensent 53.795 et épargnent donc 15.091€ /an.
Réagissant à l’interview d’une gilet jaune, Sylvie Lausberg, présidente du CFFB, rappelait notamment : si des ménages à deux revenus n’arrivent plus à joindre les deux bouts, à fortiori les ménages monoparentaux, essentiellement des femmes seules sont dans cette situation de précarité quotidienne. Et de fait l’écart salarial Homme Femme s’élevant toujours entre 13 et 25%, selon la mesure, cela signifie, qu’à partir du mois de novembre les femmes travaillent pour rien.
Interrogée en janvier 2018 à propos de Davos, Marie Hélène Ska avait eu des propos quasi prémonitoires :
- la fracture sociale entre des CEO qui gagnent en une semaine autant qu’un travailleur en une année de travail est un signe inquiétant de l’explosion des inégalités ;
- le fait que les dirigeants d’entreprises et les politiques qui nous gouvernent n’entendent plus les préoccupations d’en-bas en Belgique et dans le monde est un défi majeur ;
- la faillite de l’État providence, causée par leurs décisions nous ramène au XIXe siècle et risque de mettre en danger la démocratie, qui comme l’a déclaré Obama est réversible. Et elle proposait des pistes de solution :
- Il faut arrêter la course au moins disant social et environnemental.
- La croissance n’est pas une finalité en soi, la finalité doit être le bien-être pour tous ;
- Le tournant de l’e-commerce peut se prendre en refusant le travail de nuit et du dimanche !
- Les pays qui gagnent aujourd’hui sont ceux qui mettent l’humain au centre de leurs préoccupations. Ainsi ils peuvent gérer le tournant de la révolution technologique et verte en cours au lieu de la subir. Exemple, Volvo qui en décidant de passer à la voiture électrique a négocié avec les travailleurs, les conditions de leurs formations et recyclages et donc l’adaptation de ses mécaniciens. Au lieu d’imposer un plan de restructuration en laissant la charge aux caisses de solidarité et aux pouvoirs publics.
- Nous devons aujourd’hui nous atteler à corriger la distribution primaire des revenus (entre revenus du capital et du travail) et pas seulement la redistribution via l’impôt et/ou la sécu.
La fracture sociale se révèle dans les revenus, mais aussi directement dans la précarisation des statuts. Nos dirigeants dénoncent le chômage, mais ils n’ont jamais mis à l’ouvrage au moyen de jobs à temps partiel ou intérimaire une aussi grande partie de la population soit 3 920 000 travailleurs au second trimestre 2018, dont 1 469 300 avec un statut précaire, que ce soient des jeunes en intérim avec un salaire inférieur au minimum, ou des âgé.e.s maintenu.e.s au travail jusqu’à 65 ans en offrant des réductions de cotisation sociale aux patrons. Ce faisant ils entretiennent une «armée de réserve» qui fait pression sur les salaires.
Cette tendance lourde remonte à la réforme réactionnaire du Reaganisme et du Thatchérisme des années ‘80, dont la voie a été ouverte par le « théorème de Schmidt » en 1974. Dans les années ’80 l’emploi salarié total n’atteignait pas trois millions dont moins de 400 mille temps partiel !
L’autruche à Katowice et à Davos
Nos dirigeants sont revenus de Katowice sans avoir pris la mesure des enjeux ou en tout cas sans se donner les moyens de faire face à l’urgence climatique, sans envisager la nécessité d’un virage à 180°. Ont-ils entendu le message de gilets jaunes, qui mettent en évidence le lien entre la question sociale et les impératifs écologiques ? Il faudrait au niveau européen
1.taxer les grands pollueurs (kérosène et fuel lourd), relocaliser l’activité économique, arrêter la casse des services publics et des commerces de proximité, supprimer les déplacements inutiles, et développer des transports en communs performants et la multi-modalité pied vélo tram train bus;
2.arrêter la rurbanisation et réinvestir dans les centres villes, l’isolation du logement social et des bâtiments publics, 3. donner aux ménages les plus pauvres, les moyens de réduire simultanément dépenses et empreinte écologique en investissant dans les bâtiments, le chauffage, l’éclairage, l’électroménager le plus performant,… Bref il faudrait renverser la logique, mettre la survie et le développement durable au centre des projections, et considérer l’équilibre budgétaire comme une contrainte à respecter sur le long terme.
À Davos, nos décideurs persistent dans l’erreur: le « Forum économique mondial présente le nouvel indice de compétitivité mondiale 4.0», tout en reconnaissant qu’il n’est pas compatible avec les mesures environnementales nécessaires à la survie de la planète.
Les économies les plus compétitives ont les empreintes écologiques les plus importantes, mais elles sont les plus efficaces (leur empreinte par unité de PIB est la plus faible).» Et ils continuent à rêver et imaginer que « Atteindre ensemble l’égalité, la durabilité et la croissance est possible – mais nécessite un leadership proactif et clairvoyant ».
Nous n’y croyons pas ! Pour faire face à l’urgence sociale et à l’urgence environnementale, nous réclamons l’organisation au niveau belge d’une conférence citoyenne au sénat qui serait chargée avant les prochaines élections de négocier un nouveau pacte social ! (voir pétition du MpOC )
Piste de solution : augmenter le salaire minimum via l’AIP, outil de solidarité et démocratie.
Attention, avec le tax shift, le gouvernement a augmenté le salaire net des travailleurs mais il a réduit leur salaire différé en réduisant les cotisations
patronales à la sécu (conséquences : des exclusions de chômeurs et des suppression ou réduction de remboursement de certains soins). La distribution primaire n’a pas été corrigée et la population active s’est globalement appauvrie !
« Sur les vingt dernières années, hors indexation, le salaire horaire moyen a progressé de 9%, et le salaire minimum légal n’a progressé que de 3,5% pour atteindre 9,61€ /h (travailleur de 22 ans) ou 1.593,8 € /mois. Selon l’OCDE, entre 1983 et 2015, le salaire minimum est passé de 57% à 49% du salaire médian. Or le seuil de pauvreté est fixé à 60% du revenu médian. Le salaire minimum ne protège donc plus contre la pauvreté6 » et le nombre de travailleurs pauvres explose.
Pour corriger la fracture sociale, obtenir une meilleure répartition, et sortir une partie de la population de la pauvreté, avec les syndicats nous proposons d’augmenter le salaire minimum à 14 € brut / h ou 2.300 € brut / mois.
Est-ce finançable ? Oui, en re-globalisant les revenus, et/ou en imposant les dix-huit milliards de dividendes nets versés directement à des personnes physiques par an ou en reprenant la réduction de l’impôt des sociétés (voir propositions du RJF).
Aujourd’hui, réduire les inégalités en récupérant une partie du revenu national en augmentant le salaire minimum brut permettrait : de restaurer la dignité de travailleurs pauvres, d’être plus efficace au niveau économique et plus performant au niveau énergétique, de refinancer la Sécurité sociale et les services publics, et de contribuer à améliorer l’égalité homme-femme puisqu’elles sont malheureusement plus nombreuses sous le seuil de pauvreté, et moins nombreuses au-dessus du « plafond de verre ».
Les patrons vont évidement crier au scandale et nous rappeler le carcan de la loi sur la compétitivité, mais ils n’aiment pas entendre que leurs travailleurs sont pauvres et maintenus sous le seuil de pauvreté.
Concrètement, cela nécessite non seulement que chacun soit convaincu mais qu’il mobilise toute son énergie et ses contacts pour faire fonctionner la démocratie syndicale et veille à ce que son délégué, son syndicat local, régional, son secteur, relaie cette revendication solidaire et démocratique et la fasse passer comme prioritaire dans la négociation qui s’ouvre pour un nouvel Accord Interprofessionnel (AIP): avant tout augmenter le salaire minimum ! Enfin c’est une occasion inespérée pour les syndicats de s’ouvrir à la population la plus précarisée, et de montrer aux gilets jaunes qu’ils les ont entendus et reprennent certaines de leurs revendications. La démocratie économique et sociale peut ainsi quelque peu contrebalancer le virage vers l’extrême droite de la politique. Faute de quoi, le réveil au lendemain des élections de mai pourrait être pénible.