A propos de la Conférence de l’ONU de juin 2009, quelques problèmes de positionnement
Pierre Khalfa – juin 2009
L’ONU réunira fin juin 2009 une conférence portant sur la crise économique mondiale. Il est nécessaire à ce propos de préciser le type de positionnement à avoir car la crise économique a modifié les termes du débat idéologique et a indéniablement ouvert une période nouvelle.
Les positions en présence
Si on laisse de côté la frange des idéologues ultralibéraux qui considèrent que c’est l’excès de réglementation qui a produit la crise actuelle, deux positions sont aujourd’hui en débat parmi les classes dirigeantes, les « élites » politico-administratives et les intellectuels qui les suivent.
La première position considère la crise comme résultant de dysfonctionnements momentanés des marchés dus à des excès qu’il faut corriger. L’objectif, dans cette situation, est d’essayer de régler les imperfections dues au contournement des règles des marchés que la crise a révélées. Sont mis en cause le manque de transparence de certains produits financiers trop complexes, le rôle inadéquat des agences de notation, la cupidité de certains agents financiers… Il s’agit donc de prendre aujourd’hui des mesures d’urgence, comme les plans de relance pour limiter les dégâts, si possible réversibles, comme la nationalisation de certaines banques, et de ne faire peser que le minimum de contraintes sur les marchés financiers. Fondamentalement l’idée est de revenir à la situation antérieure en empêchant qu’une nouvelle crise ne se reproduise. La place de l’industrie financière, de la finance de marché, n’est évidemment pas remise en cause le moins du monde. Pour plus de commodité, nous nommerons par la suite cette position « néolibérale réformée ».
Elle est aujourd’hui très largement dominante parmi les classes dirigeantes. C’est elle qui inspire les positions du G20. Le moment de panique de la mi-septembre 2008 est passé et les « néolibéraux réformés » veulent croire que l’effondrement financier a été définitivement évité et que la récession, certes sévère, sera de courte durée, une reprise étant prévue pour 2010, voire fin 2009. La crise n’a donc (pour le moment ?) amené à aucun changement de paradigme parmi les classes dirigeantes. Certes des divergences existent entre elles ou entre certaines institutions – par exemple la politique de la FED n’est pas la même que celle de la BCE et des débats existent sur l’ampleur des plans de relance -, mais fondamentalement la perspective reste la même. Il s’agit de restaurer l’ordre ancien en essayant d’en gommer les imperfections qui ont pu mener à la crise actuelle.
Une autre position que l’on appellera pour simplifier « régulationniste » considère au contraire que la crise est très profonde et qu’elle trouve sa source dans la dynamique de la finance de marché elle-même. Pour cette position, la racine de la crise vient de l’incapacité de celle-ci à s’autocontrôler, les marchés financiers étant par nature portés à l’instabilité et leur dynamique entraînant automatiquement la formation de bulles qui ne peuvent qu’éclater. Les régulationnistes préconisent donc de borner le fonctionnement des marchés financiers par des règles strictes et pérennes. Les plus lucides relient même la bulle du crédit à la stagnation des salaires, sans pour autant en tirer de conséquence pratique. Les régulationnistes ne remettent pas en cause l’existence de l’industrie financière. Ils veulent en limiter les excès en lui imposant des normes censées empêcher les crises financières.
Ces deux positions ne sont évidemment pas homogènes et existe, en fait, un continuum qui permet de passer de l’une à l’autre.
Une troisième position, que l’on appellera faute de mieux la position « altermondialiste », est portée plus ou moins clairement par des mouvements sociaux, des organisations syndicales, certaines associations et quelques partis politiques. Elle peut partager avec les régulationnistes l’analyse de la dynamique de la finance de marché, mais elle la relie aux transformations qui se sont produites dans la sphère productive avec l’instauration du capitalisme actionnarial. C’est la dynamique de la logique actionariale qui, en mettant en œuvre une compression salariale d’ampleur, a nourri la finance de marché. Dans ce cadre, croire que l’on peut borner l’activité de l’industrie financière sans toucher au capitalisme actionnarial et sans remettre en cause le partage de la richesse produite qui en est issu, s’avère assez vain. Il ne s’agit pas seulement de contenir la finance de marché, mais de lui briser les reins et d’imposer un nouveau type de développement tourné vers la satisfaction des besoins sociaux, la réduction massive des inégalités et la mise en œuvre des impératifs écologiques.
Le rapport Stiglitz
Dans le cadre de la préparation de la conférence de juin, le président de l’Assemblée générale de l’ONU a mis en place une commission chargée de faire des propositions. Elle est présidée par Joseph Stiglitz qui, bien que venant de l’establishment, n’a pas ménagé ces dernières années ses critiques contre le capitalisme financier. De plus, la commission a intégré en son sein un militant altermondialiste reconnu, François Houtart. Le rapport issu des travaux de cette commission est particulièrement intéressant par ce que révèle le point d’équilibre auquel il est arrivé.
Le rapport reconnaît que la crise n’est pas seulement économique, mais globale et qu’il s’agit notamment d’une crise sociale. La disparité croissante des revenus dans la plupart des pays est admise. La critique des politiques menées par les institutions internationales et les banques centrales est abordée. Même s’il critique au passage les accords commerciaux actuels, le rapport ne remet cependant pas en cause le dogme du libre-échange généralisé et met en garde contre le protectionnisme, sans se poser la question de savoir qui pourrait protéger quoi, et de qui. Les plans de relance sont même suspectés de fausser les règles du jeu économiques.
On reste de plus frappé par l’extrême timidité des propositions. Non seulement le rapport se concentre uniquement sur la sphère financière, mais même sur ce terrain, les propositions restent limitées, que ce soit par exemple sur les banques, les produits dérivés ou la titrisation. Il donne même son « appui à l’innovation financière visant à améliorer l’atténuation des risques (…) et encourager tout ce qui peut amener les marchés à mieux s’acquitter de leurs tâches ».
Il ne s’agit certes pas de penser naïvement qu’une telle commission aurait pu prendre des positions altermondialistes. Mais à partir d’une critique assez lucide du système actuel, elle s’avère incapable de proposer un réel changement de paradigme, même en restant dans le cadre du capitalisme, comme le fordisme a pu l’être en son temps.
Concernant la « gouvernance » du système, le rapport propose deux innovations. La première est de créer dans le cadre de l’ONU un groupe d’experts qui conseillerait l’Assemblée générale sur le modèle du GIEC. Même si le rapport précise qu’un tel organisme devrait comprendre des représentants des mouvements sociaux internationaux, la démarche relève d’une certaine naïveté scientiste. Contrairement à l’évolution du climat dont la mesure renvoie à une démarche scientifique, même si les a priori ne sont jamais à exclure totalement, l’économie n’est pas une science dont le sort pourrait être réglé par des experts, mais relève de choix politiques et sociaux et donc de rapports de forces.
Le rapport propose aussi la mise en place d’un Conseil mondial de coordination économique se réunissant au niveau des chefs d’Etat ou de gouvernement pour définir les grandes orientations dans les domaines économique, social et écologique. Le rapport indique qu’il devrait assurer une représentation de tous les continents et de tous les grands pays tout en ayant une composition suffisamment restreinte. On a du mal à voir qu’elle est la différence concrète entre un tel organisme et l’actuel G20 qu’il serait censé remplacer.
Quel positionnement ?
Le pari de la position « néolibérale réformée » est que la crise ne rebondisse ni ne s’aggrave. Si tel est le cas, l’espoir est de gérer relativement tranquillement les tensions inhérentes à la situation. Les tensions sociales internes à chaque pays d’abord : force est de constater que, pour le moment, celles-ci sont sous contrôle. Même si dans certains pays des mobilisations sociales très importantes ont pu avoir lieu, elle n’ont pas réussi à peser significativement sur les politiques publiques et les explosions de colère sont restées, pour le moment, limitées, le cas de la Grèce n’infirmant pas le diagnostic global.
Les tensions géostratégiques entre « grands pays » ensuite, d’où la mise en place rapidement du G20. Si, de notre point de vue, on peut penser que ces réunions ont accouché d’une souris, l’essentiel pour les gouvernements, au-delà de la mise en scène destinée aux populations, était de se doter d’un cadre pérenne de traitement des conflits afin d’éviter que la crise puisse aboutir à des affrontements incontrôlés et à une montée aux extrêmes.
La crise des années 1930 avait débouché sur un nouveau capitalisme et un compromis social inédit. Si, en théorie, une évolution de ce type ne peut être exclue, les conditions n’en sont pas réunies pour le moment, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne le seront jamais. En effet, pour que les classes dirigeantes acceptent un nouveau paradigme qui remettrait un tant soit peu en cause leurs privilèges, il faudrait, non seulement une aggravation considérable de la crise actuelle, mais aussi le fait qu’elles se sentent un tant soit peu menacées dans leurs existences. Il faudrait un mouvement de contestation de l’ordre social existant d’une tout autre ampleur qu’aujourd’hui.
Enfin, il faut remarquer que l’après seconde guerre mondiale avait vu dans de nombreux pays un renouvellement très important des couches dirigeantes politico-administratives, ce qui avait considérablement favorisé la mise en place de ce nouveau compromis social. Au contraire par exemple, l’administration Obama est peuplée d’individus ayant, dans les années précédentes, participé activement à la déréglementation financière. Certes, les gens peuvent changer et il est encore beaucoup trop tôt pour tirer un bilan de l’administration Obama. Roosevelt avait lui-même mené une politique contradictoire. Cependant, le plan de traitement des actifs toxiques des banques très favorable au secteur privé et le refus de l’administration Obama de limiter la rémunération des banquiers sont de ce point de vue très significatifs. Au-delà même des Etats-Unis, la continuité du personnel politique dans les pays dominants rend donc encore plus difficile l’émergence d’une alternative au « néolibéralisme réformé » au sein des classes dirigeantes actuelles.
Cette situation explique en partie pourquoi les « régulationnistes » n’ont pas le vent en poupe, alors même que l’on pourrait croire qu’ils représentent la solution « rationnelle » pour le capitalisme.
Le mouvement altermondialiste a fait de la dénonciation du capitalisme financier un de ses leitmotivs. Pourtant, la crise ne l’a pas renforcé, même si le dernier Forum social mondial (FSM) a plutôt été un succès. Alors que la dénonciation des méfaits du néolibéralisme était sa marque de fabrique, elle est aujourd’hui totalement tombée dans le domaine public. Malgré le fait que le mouvement altermondialiste ait une analyse différente de la crise et des propositions qui remettent en cause les fondements du capitalisme financier, il peine à apparaître porteur d’une alternative globale et surtout de propositions aptes à mobiliser la société. Ses positions apparaissent comme une variante de plus dans un continuum où les points communs semblent plus nombreux que les divergences. Bref, nous sommes à un moment particulier dans lequel, au-delà même d’un certain nombre de difficultés, c’est l’indépendance stratégique du mouvement qui est en jeu.
Rien d’indique cependant a priori que la situation soit stabilisée et les évolutions peuvent se produire rapidement et brusquement. La crise financière peut rebondir, la récession s’installer durablement, les divisions entre grandes puissances s’accentuer, des alternatives se développer comme en Amérique latine et les mouvements sociaux prendre une ampleur nouvelle. Une telle situation entraînerait une redistribution des cartes. Telle n’est cependant pas la situation aujourd’hui. C’est dans le cadre actuel qu’il faut appréhender la conférence de l’ONU sur la crise économique et financière de juin 2009 et le positionnement à prendre par rapport à elle.
Trois positions sont possibles. La première consiste à dire que tout cela n’a aucune importance, que l’ONU est de toute façon sous la coupe des grandes puissances et que le résultat final ne pourra que refléter cet état de fait. Cette position a un avantage indéniable, elle est claire et s’appuie sur des réalités incontournables. Elle a un inconvénient majeur, elle nous empêche de passer des alliances pour peser sur les contradictions du camp adverse et ne nous permet aucune victoire même partielle. Il s’agit donc d’une position de témoignage.
La deuxième position, qui sera probablement celle de beaucoup de mouvements citoyens, est d’apporter un soutien plus ou moins critique au processus en cours considérant que l’ONU, le G192, est malgré tout plus démocratique que le G20 et de considérer que le rapport Stiglitz, même imparfait, est un point d’appui. Cette position pose deux problèmes qui sont assez imbriqués. Le premier renvoie au cadre de l’ONU. Il est illusoire de penser que, par nature, il s’agirait d’un cadre plus démocratique que le G20. Au-delà même du fait que nombre de pays représentés sont des dictatures oligarchiques, et sans même entrer dans la discussion sur la nature des démocraties représentatives, l’ONU sera simplement, comme le G20, la scène où s’établira le barycentre des forces entre les intérêts des grandes puissances, et des firmes qui leur sont liées, si les rapports de forces créés par les mouvements sociaux et citoyens restent ce qu’ils sont.
Ce point renvoie au second problème, celui de l’indépendance stratégique du mouvement altermondialiste. Appuyer de façon critique le processus en cours à l’ONU ne poserait aucun problème si par ailleurs le mouvement altermondialiste avait été capable de faire clairement entendre sa voix et ses propositions alternatives, ne serait-ce que sur quelques sujets clefs, et donc d’organiser des mobilisations citoyennes significatives. Or cela est loin d’être le cas. Appuyer, même de façon critique, le processus en cours, revient donc à abdiquer, de fait, au moins pour un temps, toute velléité de délimitation et à se transformer en supplétifs de combats dont nous ne maîtriserons ni les contours, ni les aboutissements.
Sortir du dilemme – simple témoignage ou disparition politique – ne sera pas simple. Un troisième type de positionnement est cependant envisageable. On peut le décliner en quatre points.
1) Que ce soit l’ONU ou le G20, aucune instance internationale n’est aujourd’hui légitime : le G20 regroupe les pays les plus riches, l’ONU n’a pas un fonctionnement démocratique car dominée par les grandes puissances et est, de plus, composée d’Etats dont beaucoup sont non démocratiques.
2) Quelle que soit l’instance qui se réunit, nous affirmons un certain nombre d’exigences fondamentales sur les plans économique, social et écologique pour transformer la situation. Il faudrait établir une courte liste qui pourrait être immédiatement compréhensible et donc portée par les opinions publiques.
3) Nous sommes prêts à soutenir tout processus allant dans le sens de la satisfaction de ces exigences.
4) Enfin, lors des réunions de ces instances, nous prenons toutes les initiatives possibles pour nous faire entendre, sensibiliser les opinions publiques et améliorer notre rapport de forces.
Il s’agit donc de tenir une ligne de crête qui nous sorte du simple témoignage en menant des batailles politiques et des campagnes sur des sujets concrets, sans pour autant nous transformer en force d’appoint de combats qui ne sont pas les nôtres.