Note de lecture du livre de Gabriel Zucman « La richesse cachée des nations, Enquête sur les paradis fiscaux »
(Vendredi 21 février 2014, par Gérard Gourguechon)
Gabriel Zucman, avec ce livre, cherche surtout, semble-t-il, à impulser l’idée qu’il ne faut pas partir battu dans la lutte contre les paradis fiscaux. Au contraire, il faut agir, et il nous dit que des solutions existent pour les faire reculer et pour que les nations récupèrent leurs richesses perdues. Il note, dès le départ, que les paradis fiscaux sont au cœur de la crise européenne. Il renvoie dos à dos ceux qui baissent les bras, car le combat serait perdu d’avance (les paradis fiscaux étant des rouages essentiels du capitalisme financier, rouages utilisés par les riches et les puissants du monde entier) et ceux qui crient déjà victoire en prétendant que la bataille est presque gagnée (dès lors que tous, ou presque, ont promis d’abandonner le secret bancaire).
I – Le premier chapitre « Un siècle de finance offshore » porte essentiellement sur l’histoire de la Suisse, en revenant sur les différentes étapes qui lui ont permis de s’installer comme le leader mondial dans la gestion des fortunes privées offshore. Dans ce chapitre, Gabriel Zucman souligne que la « concurrence » entre les paradis fiscaux est très largement feinte : une grande partie des banques domiciliées à Singapour ou aux îles Caïmans ne sont autres que des filiales d’établissements helvétiques (ou autres) qui se sont implantées là pour suivre leurs clients, leur offrir de nouveaux services, ou pour capter de nouveaux clients. Ces réseaux interbancaires permettent de contourner les accords signés par la Confédération helvétique avec des pays étrangers. Les paradis fiscaux se spécialisent dans les différentes étapes de l’activité de gestion de fortune. Ainsi, les riches européens « investissent » (en suivant les conseils des conseillers fournis par les banques) dans des fonds domiciliés au Luxembourg, en Irlande, aux îles Caïmans et aux îles Vierges.
II – Le deuxième chapitre fait une estimation de tout ce qui est perdu par les États du fait de l’existence des paradis fiscaux. Gabriel Zucman souligne fortement l’originalité de ses calculs et estimations, et prétend que « le chiffrage qu’il propose dans le chapitre s’appuie sur l’enquête la plus détaillée qui existe à ce jour ». Soit, et il m’est impossible de contredire de telles prétentions. Le plus important, c’est surtout qu’il parvient à un chiffrage qui montre l’ampleur du problème : environ 8% du patrimoine financier des ménages se trouve, à l’échelle globale, dans les paradis fiscaux. Sachant que le patrimoine financier, certes à chaque fois peu important, du plus grand nombre ne transite pas par les paradis fiscaux, ceci signifie qu’une bonne partie du patrimoine financier des plus riches est, lui, dissimulé dans ces territoires, alors que ce serait justement lui qui devrait payer le plus d’impôt. Selon son chiffrage, 5800 milliards d’euros sont détenus sur des comptes situés dans les paradis fiscaux (à titre de comparaison, la dette de la Grèce est de 230 milliards d’euros). Gabriel Zucman en déduit que la fraude des ultra-riches coûte chaque année 130 milliards d’euros aux États du monde entier. Selon ses calculs, la France perdrait chaque année 17 milliards d’euros du fait du secret bancaire. Il ajoute très justement : « Si la lutte contre la fraude est une nécessité, c’est parce qu’elle permettra de baisser les impôts dont s’acquitte la vaste majorité des contribuables – ceux qui n’ont pas de fortune à cacher et ne profitent pas ou peu des niches – ainsi que de rétablir l’équilibre des finances publiques. » C’est bien la confirmation que « ce qui est fraudé par les uns est payé par les autres ». Et il accuse : « C’est ainsi un surcroît de dette de près de 5400 milliards d’euros que l’Etat doit supporter, à défaut d’avoir jamais voulu s’attaquer sérieusement à l’évasion fiscale des ultra-riches. » C’est la reprise, sous une autre forme, de la démonstration selon laquelle les gouvernants, de fait, en ne voulant pas s’attaquer sérieusement à l’évasion fiscale des ultra-riches, sous-imposent ces derniers, endettent ainsi les États qui, ensuite, empruntent à ces mêmes ultra-riches auxquels il faudra payer des intérêts, notamment par la TVA payée par le plus grand nombre.
III – Le troisième chapitre présente les « solutions » récentes retenues par les États pour agir contre les paradis fiscaux. Dans ce chapitre, Gabriel Zucman fait preuve de clairvoyance en montrant bien qu’il n’est pas dupe des agitations médiatiques des gouvernements, ni des cris d’orfraie des banquiers laissant croire qu’on les étrangle. « Toutes les tentatives passées se sont soldées, jusqu’à présent, par de cuisants échecs, pour deux raisons simples : l’absence de contrainte et l’absence de vérification. »
L’échange d’informations à la demande. Gabriel Zucman dénonce la « mascarade » de l’échange à la demande adopté par le G20 de Londres, le 2 avril 2009, suivant les recommandations de l’OCDE. C’est ce jour que le président de la République, Nicolas Sarkozy, avait proclamé, urbi et orbi, que « les paradis fiscaux, c’est terminé ». En fait, « des paradis fiscaux ont bien signé des dizaines de traités d’échange d’informations à la demande avec la France, … mais ceci ne permet à Bercy que de recueillir quelques dizaines d’informations chaque année, alors que des centaines de milliers de Français possèdent des comptes à l’étranger… L’impunité est donc toujours quasi totale pour ces fraudeurs. Le seul risque pour eux est que l’administration fiscale mette la main sur des fichiers volés… ». Cette stratégie n’a eu aucun effet réel sur la fraude. Zucman souligne « la vacuité de la politique d’échange à la demande, nous la dénoncions depuis plusieurs années avec l’aide des ONG » (ça, c’est nous, la Plate-forme PFJ, Attac, et d’autres), et il ajoute « c’est l’affaire Cahuzac qui, en France, l’a révélée au grand jour ». Pour savoir si Cahuzac possède des avoirs non déclarés, l’administration française a fait jouer l’accord qu’elle a signé avec la Suisse en 2009. La réponse des autorités helvètes a été négative (car, entre temps, le compte avait été transféré à Singapour). Dans ce cas, « le traité d’échange à la demande blanchit le blanchisseur », comme l’écrit Gabriel Zucman.
L’échange automatique d’informations. Gabriel Zucman constate que l’OCDE reconnaît désormais que l’objectif à atteindre, c’est l’échange automatique de données. Mais Gabriel Zucman note qu’à ce jour (septembre 2013) aucun accord de ce type n’a été signé avec les grandes places où l’essentiel de la fraude a lieu. Par ailleurs, il prévient déjà que « l’échange automatique lui-même a toutes les chances de buter sur l’opacité financière. Demandez aux banquiers suisses s’ils ont des clients français, leur réponse sera toujours la même ; « à peine », « de moins en moins »… L’écrasante majorité des comptes possédés dans les paradis fiscaux le sont au travers de sociétés-écrans, de trusts, etc ». Zucman constate que le vice principal de ces accords est que les pays ne se sont donnés aucun moyen pour s’assurer que les paradis fiscaux respectent intégralement cette réglementation. Ce n’est pas parce qu’un traité a été signé ou qu’un engagement a été pris que les choses changent. Gabriel Zucman ajoute : « Tous les discours sur les « pas de géants » réalisés depuis l’affaire Cahuzac ne doivent pas faire oublier qu’on en est toujours, à l’automne 2013, au niveau zéro, ou presque, de la lutte contre les paradis fiscaux ».
Les limites, aussi, de la loi Fatca américaine. Gabriel Zucman précise que les trois limites de l’échange automatique (absence de contrainte, absence de lutte contre la dissimulation via des sociétés-écrans, absence de vérification) s’appliquent aussi à la loi Fatca prise aux États-Unis. Cette loi prévoit un échange automatisé de données entre les banques étrangères et le fisc des États-Unis. Les institutions financières du monde entier doivent certes identifier qui, parmi leurs clients, possède la nationalité américaine et indiquer ensuite au fisc des États-Unis ce que chacun possède sur son compte et les revenus qu’il encaisse. Le fisc américain ne peut, bien entendu, aller vérifier lui-même tous les comptes des banques, et encore moins savoir quel est l’Américain qui se cache derrière des sociétés-écrans. Dans le prolongement de sa démonstration sur les limites et les leurres de la loi américaine Facta, Gabriel Zucman explique le fiasco de la Directive épargne de l’Union européenne : « L’absence de sanctions, la dissimulation via les sociétés-écrans et la confiance aveugle faite aux banquiers ont donc provoqué la faillite de la directive. »
IV – Le quatrième chapitre est consacré aux préconisations et aux solutions avancées par l’auteur. Il articule son « plan d’action » autour de deux grands principes : contrainte et vérification.
a) – La contrainte pour tous les micro-États qui se sont spécialisés dans les services d’opacité financière et l’aide aux fraudeurs et qui refuseront l’échange automatique d’informations bancaires pour tous les types d’avoirs ainsi que la participation au cadastre financier mondial (qu’il présente un peu plus loin dans son livre) : la solution préconisée consiste à taxer tous les intérêts et dividendes versés à ces pays, de façon coordonnée entre les États-Unis, l’Europe et le Japon. La France, par exemple, taxe déjà à 50 % les revenus sortant de l’Hexagone en direction des territoires qu’elle considère « non coopératifs » (Botswana, Brunei, Guatemala, etc.). Il « suffirait » d’étendre cette mesure à tous les micro-États qui ne joueraient pas le jeu et de faire passer le taux de 50 % à 100 %. Cette opération imposerait l’autarcie financière à ces territoires dès lors qu’elle serait appliquée de concert par les principaux pays riches.
b) – La contrainte pour les « gros » paradis fiscaux, ceux où se réalise l’essentiel de la fraude (Suisse, Hong Kong, Singapour, Luxembourg, îles Caïmans, Bahamas) : Zucman préconise d’autres contraintes. La solution qu’il a retenue pour les micro-États ne lui semble pas possible pour ces États car ils sont par ailleurs des places financières où se mènent parfois des activités tout à fait légitimes. Il s’agirait alors de les frapper sur le plan des échanges de biens par des sanctions commerciales, et Zucman invente une nouvelle légitime défense : « chaque pays a le droit d’imposer des tarifs douaniers égaux à ce que lui coûte le secret bancaire. »
Gabriel Zucman développe une démonstration rarement exposée pour justifier ses mesures :
- L’absence de coopération entre les paradis fiscaux et l’administration française prive chaque année le Trésor public français de près de 20 milliards d’euros (provoquant de la dette).
- Il ne s’agit pas d’une « saine » concurrence fiscale, mais d’un vol pur et simple : ces territoires offrent aux contribuables qui le souhaitent la possibilité de voler leurs États.
- La France n’a pas à payer le prix de l’attitude de ces paradis fiscaux. Le secret bancaire, comme l’émission de gaz à effet de serre, a un coût pour le monde entier que les paradis fiscaux veulent ignorer (il s’agirait, en quelque sorte, d’une « externalité négative »).
- La solution, c’est d’instituer une taxe égale aux pertes que subissent les États du fait des comportements de ces paradis fiscaux (les pollueurs doivent payer).
Dit autrement : le secret bancaire est une forme déguisée de subvention. Le secret bancaire donne aux banques offshore un avantage concurrentiel par rapport aux autres banques. Ces subventions déguisées entravent le bon fonctionnement des marchés. L’OMC doit décourager ces pratiques déloyales en autorisant les pays qui en sont victimes à imposer des droits de douane supplémentaires compensant le préjudice qu’ils subissent.
Selon les calculs de Gabriel Zucman, compte tenu de ce que perdent l’Allemagne, la France et l’Italie, ces trois pays seraient en droit d’imposer un tarif de 30% sur les biens qu’ils importent de Suisse, ce qui leur permettrait de récupérer 15 milliards d’euros, les 15 milliards que leur coûte chaque année le secret bancaire suisse.
c) – La vérification. Il s’agit de créer des outils de vérification car, une fois que les paradis fiscaux auront accepté de coopérer, il faudra bien s’assurer qu’ils le font en pratique.
1) – Un cadastre financier mondial. Ce que Gabriel Zucman qualifie lui-même comme étant « l’une de ses propositions centrales » est de créer le cadastre financier du monde. Zucman fait référence à la création, en 1791, par l’Assemblée constituante, du premier cadastre de la France pour recenser toutes les propriétés immobilières, qui étaient alors la première fortune patrimoniale. Ce cadastre était la première étape permettant ensuite d’imposer les privilégiés de l’Ancien Régime, la noblesse et le clergé. Zucman dit que l’outil « cadastre financier mondial » est indispensable pour faire fonctionner l’échange automatique d’informations. Il s’agit « tout simplement d’un registre indiquant qui possède l’ensemble des titres financiers en circulation, les actions, les obligations et les parts de fonds d’investissement du monde entier ». Ce cadastre permettrait aux administrations fiscales de vérifier que les banques, onshore et surtout offshore, leur transmettent bien toutes les données dont elles disposent. Zucman rappelle que des registres similaires, et fragmentaires, existent déjà, mais qu’ils sont dispersés et sous la gestion de sociétés privées. Au cours des années, les États-Unis, par exemple, ont mis en place une structure (la Depository Trust Corporation – DTC) qui garde dans ses coffres tous les titres émis par les sociétés américaines (la Banque fédérale de New York gardant, quant à elle, ceux de la dette publique). Les banques ont chacune un compte auprès de la DTC ; quand un de leurs clients vend un titre, leur compte est débité et celui de la banque de l’acheteur est crédité. Ainsi, plus aucun morceau de papier n’avait à circuler. Désormais, avec la dématérialisation et l’électronique, ce sont les ordinateurs qui gardent la trace de qui détient quoi. Zucman nous dit que tous les pays font de même et ont leur propre dépositaire central. Pendant le même temps, pour les titres qu’il qualifie d’« apatrides » (qu’on peut difficilement rattacher à un État) et qui n’ont aucun dépositaire central naturel, deux sociétés sont venues combler le vide et jouent pour eux le rôle de registre (Euroclear en Belgique et Clearstream au Luxembourg). Clearstream, par exemple, joue, depuis l’origine, le rôle de gestion des stocks, gardant dans ses coffres, et dans la mémoire de ses ordinateurs, les titres financiers « apatrides » et tenant le livre de qui les possède. Puis, Clearstream s’est mise à jouer aussi le rôle de chambre de compensation (clearing house), activité de gestion de flux qui consiste à établir, à la fin de chaque journée, les engagements qu’ont tous les acheteurs et les vendeurs du marché les uns envers les autres, afin de transformer des millions d’ordres bruts en un nombre réduit d’opérations nettes. Zucman précise que cette activité de compensation ne présente pas d’intérêt particulier pour la lutte contre les paradis fiscaux, au contraire de l’activité de dépositaire central permettant d’authentifier les propriétaires des billions de dollars de titres.
Il faut noter que Hervé Falciani, qui travaille depuis quelques mois en France aux côtés du directeur général des Finances publiques, préconise la mise en place d’un cadastre des activités bancaires agrégeant les transactions et les activités bancaires.
2) – Un cadastre financier mondial géré par le FMI. Zucman estime que le Fonds monétaire international (FMI) lui semble être l’organisation la mieux placée pour superviser ce cadastre financier mondial. Pour ce faire, le FMI aurait quatre missions. Il aurait à maintenir un registre mondial des titres en circulation en se fondant sur les bases informatiques de la DTC, d’Euroclear Belgique, de Clearstream, d’Euroclear France et de tous les autres dépositaires centraux nationaux. Il aurait aussi à s’assurer que le cadastre global inclut bien l’ensemble des actions et des obligations, en vérifiant les informations fournies par les dépositaires et en les confrontant avec les autres sources disponibles (notamment les bilans des sociétés). Le FMI devrait aussi identifier les bénéficiaires effectifs des titres. Actuellement, la plupart des dépositaires n’enregistrent pas dans leurs fichiers le nom des propriétaires réels, mais seulement celui des intermédiaires – banques, fonds d’investissement, etc. – par lesquels ces derniers transitent. Il conviendrait de généraliser l’obligation faite à tous les établissements, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme, de connaître le nom et l’adresse de leurs clients ultimes. Enfin, le FMI devrait garantir à toutes les administrations fiscales de pouvoir accéder au cadastre financier mondial. Ainsi, chaque administration fiscale, pour chaque pays, pourrait vérifier que tous les titres possédés par ses contribuables sont bien déclarés et que les banques offshore, étrangères donc, fournissent effectivement toutes les informations dont elles disposent.
Gabriel Zucman écrit : « Sans cadastre financier globalisé, il n’y a pas de contrôle possible sur les paradis fiscaux. Le risque est évident : que l’échange automatique n’existe que dans les discours et pas dans les actes, et que les ultra-riches cachent en toute impunité une part croissante de leur fortune. » Très rapidement, une fois que sera créé ce premier cadastre mondial qui ne recensera que les actions, les obligations et les parts de fonds d’investissement, il faut, note Zucman, que ce cadastre soit étendu aux produits dérivés.
3) – Un impôt sur le capital. Zucman préconise, en même temps, la création d’un impôt mondial sur le capital financier, impôt prélevé à la source. Il imagine cet impôt mondial au taux de 2 %. Chaque année, le FMI prélèverait pour le compte des différents pays 2 % de la valeur de tous les titres financiers (dont il détient la liste complète), et donc, par exemple, 2 % de la valeur des portefeuilles détenus par des Français. Afin de pouvoir récupérer ce qui leur a été pris par le FMI, ces contribuables devraient déclarer leur patrimoine sur leur feuille d’impôt en France. Les contribuables les plus fortunés, ceux qui, aujourd’hui, payent un ISF au taux de 1,5 %, seraient donc remboursés à hauteur de 0,5 %. Les moins riches, non imposables sur leur patrimoine, se feraient rembourser l’intégralité des 2 %. Avec ce système, Zucman montre que chaque pays préserve sa souveraineté fiscale, en imposant ou pas, aux taux qu’il souhaite, les patrimoines de ses ressortissants. Avec ce système, les sociétés-écrans, les trusts, les fondations, etc., seront aussi prélevés à la source par le FMI. Ensuite, pour être remboursés, les bénéficiaires en dernier ressort devront se faire connaître auprès de leur administration fiscale nationale.
4) – Contre l’optimisation fiscale des multinationales. Zucman note que l’existence éventuelle d’un impôt progressif sur la fortune ne supprime pas la nécessité d’un impôt sur les profits annuels des sociétés. Il constate, à juste titre, que l’existence des paradis fiscaux a vidé et vide l’impôt sur les sociétés de toute effectivité pour les multinationales. Il aurait même pu ajouter que, grâce aux paradis fiscaux, les multinationales payent très peu d’impôts aux budgets des États, qu’elles font de la concurrence déloyale aux autres entreprises plus petites, qu’elles peuvent ainsi, progressivement, s’accaparer une partie de leurs clientèles et de leurs marchés, qu’elles peuvent ensuite distribuer plus de dividendes à leurs actionnaires et à leurs cadres dirigeants, qui seront eux-mêmes plus riches et utiliseront aussi les paradis fiscaux, et que tout ceci contribue à accroître les difficultés budgétaires des États. Les multinationales localisent fiscalement leurs bénéfices et leurs opérations et activités là où elles seront le moins taxées. Les autres États ont renoncé à taxer les profits « réalisés » hors de leur territoire en signant des centaines de traités internationaux (conventions fiscales bilatérales) sous prétexte d’éviter la « double imposition » et qui, en pratique, se traduisent par une double non-imposition. Gabriel Zucman explique aux lecteurs que l’optimisation fiscale des multinationales repose sur deux grandes techniques, celle des prêts intragroupes et celle des prix de transfert. Ces deux procédés sont effectivement souvent employés par les multinationales pour échapper en très grande partie à l’impôt, mais Zucman omet d’autres procédés, comme le recours au marché des produits dérivés ou à celui des produits hybrides qui sont aussi d’autres moyens pour créer de l’opacité et de l’impunité.
Pour remédier à cet inconvénient fort, et à cette injustice criante, Zucman préconise de taxer les profits mondiaux. Ces profits mondiaux seraient, dans un deuxième temps, attribués aux différents États en fonction d’un certain nombre de critères (ventes réalisées dans chaque pays, masse salariale, capital utilisé pour la production, investissements localisés, etc.). Une fois les profits attribués aux différents pays, chacun resterait libre de les taxer effectivement au taux qu’il souhaite.
Remarques personnelles à propos du livre de Gabriel Zucman
1) Un auteur qui ne se laisse pas leurrer par les discours officiels contre les paradis fiscaux
L’intérêt que je trouve à ce livre est qu’il montre que les paradis fiscaux ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui et que l’impunité pour les fraudeurs reste quasi totale. Gabriel Zucman n’est pas dupe de toutes les agitations médiatiques faites depuis quelques années par les principaux gouvernements sur ces questions : les engagements pris par les paradis fiscaux sont bien trop flous et les moyens de contrôle bien trop faibles pour pouvoir espérer une quelconque amélioration dans les années à venir. Il qualifie de « mascarade » l’attitude des gouvernements du G20 et de l’OCDE lors de leur réunion de Londres le 2 avril 2009. Je pense qu’il a tout à fait raison sur ce point. Les principaux médias, qui appartiennent en général à de grands groupes industriels et financiers, nous donnent alors à voir un « personnel politique » qui s’agite, qui dénonce la finance irresponsable (sans rappeler que cette situation résulte d’une succession et d’une accumulation de décisions, de lois, de traités pris par eux-mêmes) et qui proclame que dorénavant c’est terminé. Mais on ne nous donne pas à voir la réalité, tant des mesures de « rétorsion » que des pratiques sans cesse innovantes de la finance libéralisée. Il nous est dit que « des pas de géants » ont été pris, alors que les reculs se poursuivent.
2) – La faiblesse de ce livre, c’est que les solutions préconisées ne visent que les paradis fiscaux
L’auteur fait « comme si » il suffisait de s’attaquer aux paradis fiscaux, certes de façon déterminée, certes par une liaison coordonnée entre plusieurs États, pour vaincre le secret bancaire. Par ailleurs, et dans ses actions tournées contre les paradis fiscaux, il semble ne pas tenir compte des réalités politiques du moment quand il met en ordre de bataille des États contre les paradis fiscaux.
3) L’omission des réalités politiques des gouvernements
Prenant en exemple le gouvernement français de 1962 qui a pu faire plier le paradis fiscal monégasque en bloquant les frontières de l’État monégasque, il estime qu’une coalition de pays est en mesure aujourd’hui de mettre en échec des paradis fiscaux par des sanctions appropriées. Pour faire rendre gorge à la Suisse, il « suffit » que l’Allemagne, la France et l’Italie, qui représentent 35% des exportations suisses, et seulement 5% de ses débouchés, imposent des droits de douane aux produits suisses. En fixant ces droits de douane à 30%, ces trois États récupéreraient ce que leur trésor public perd chaque année du fait des fraudes fiscales organisées par la Suisse à leur encontre. Selon Gabriel Zucman, ces droits de douane ne pourraient être repoussés par l’OMC car les pratiques de la Suisse conduisent à des concurrences déloyales. De même, il préconise d’envoyer la canonnière contre le Luxembourg en excluant ce « pays » de l’Union européenne, le comparant plus ou moins à une plate-forme offshore, à un territoire « hors sol » qui n’est même plus un État. Manifestement, il ne croit pas aux relations diplomatiques entre les États et les paradis fiscaux !
Il a probablement raison quand il parle de rapport de force, mais il ne s’agit pas seulement d’un rapport de force entre tous les principaux États et les paradis fiscaux. Il s’agit surtout d’un rapport de force à l’intérieur des principaux États. Rien que pour faire plier la Suisse, où le seul « accord » de trois pays (Allemagne, France, Italie) lui semble nécessaire, il faudrait déjà que les gouvernements de ces trois États soient tous d’accord pour récupérer de l’argent de leurs principaux riches ressortissants qui ont recours au secret bancaire suisse. Ces gouvernements s’attaqueraient certes à la Suisse, mais ils s’attaqueraient surtout aux riches Français, Allemands et Italiens qui ont des comptes secrets en Suisse. Et là c’est tout de suite une autre histoire. Il n’y a guère, en début 2013 encore, il n’y avait aucun risque que ceci se produise en France car le ministre du Budget lui même, celui qui est chargé de lutter contre la fraude fiscale, avait eu un compte secret en Suisse ! En 1962, c’est le président de la République Charles De Gaule qui a mis en œuvre la pression sur la principauté de Monaco, et sur les avoirs des Français qui utilisaient le paradis fiscal monégasque. C’était celui qui avait dit que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». Aujourd’hui, il serait amené à dire, pour rester dans le ton, que le gouvernement ne change pas de politique en fonction de l’humeur des marchés. Il serait bien le seul ! Non seulement les gouvernements agissent au gré des fluctuations des marchés, des agences de notation, mais dans beaucoup de domaines ce sont même « les marchés » qui décident des politiques publiques.
C’est une omission importante faite par Gabriel Zucman, qui ne s’interroge pas pour essayer de comprendre pourquoi, jusqu’à présent, aucune des mesures annoncées avec grand tapage pour agir contre les paradis fiscaux n’a été efficace. Nous ne sommes pas dans une période de résistance des gouvernants par rapport à une finance omniprésente et qui occupe des domaines de plus en plus vastes. Nous sommes dans une période de connivence et de complicité entre des « élites politiques » et des « élites financières, économiques, médiatiques, etc. ». Les va-et-vient des « hauts fonctionnaires et des membres des cabinets entre le ministère de l’Économie et des Finances (Bercy) et les directions des grandes banques, des principales compagnies d’assurances, des grandes entreprises, sont connus et toujours largement pratiqués. Et ceci se constate aussi pour les autres ministères, où les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets naviguent, au gré de leurs plans de carrière et des éventuels changements « de majorité », vers les principaux avionneurs, multinationales du BTP, laboratoires pharmaceutiques, industriels de la chimie ou de l’agro-alimentaire, etc. C’est ainsi que ceux qui sont chargés de rédiger les textes destinés à « réguler » les secteurs sont souvent issus de ces secteurs, quand ce ne sont pas les professionnels eux mêmes qui rédigent, de fait, les textes. C’est un peu comme si les clefs de la prison étaient confiées aux prisonniers et la rédaction du Code pénal aux criminels. Il faut, certes, incriminer les personnes dans de tels cas, mais ce serait largement insuffisant. C’est un système de gouvernance délibérément mis en place où la classe dirigeante est interchangeable et s’organise pour tenir toutes les manettes des pouvoirs. Bien entendu, ceci n’est pas particulier à la France. Il en est de même en Italie et en Allemagne, et il serait donc étonnant que les gouvernements de ces trois pays se mettent sérieusement en mesure de faire rendre gorge à la Suisse.
De même, Zucman préconise d’envoyer la canonnière contre le Luxembourg, constatant peut-être que ce « pays » ne pèse guère (2500 km2 quand le département de la Moselle en fait 6200, et 500 000 habitants quand la Moselle en a plus d’un million). Et, pour autant, la France et l’Allemagne cèdent devant le Luxembourg, et même l’ensemble des États de l’Union européenne recule devant chaque ultimatum du Grand-Duché. Là encore, Zucman ne va pas jusqu’au bout de l’analyse. Puisqu’il parle de la manière forte, il lui faudrait peut-être s’interroger pour comprendre pourquoi la France, par exemple, envoie des troupes dans un pays d’Afrique quand un ingénieur d’Areva est pris en otage ou quand des zones d’extraction de terres rares sont menacées, tandis qu’elle déploie le tapis rouge et distribue des Légions d’honneur aux dirigeants d’un petit État qui participe grandement au déficit du budget de l’État. Tout ceci est la marque d’une grande connivence entre dirigeants qui rend nécessaire d’envisager des stratégies adaptées à cette réalité.
Cette connivence se constate aussi dans la plupart des pays riches et développés, y compris bien entendu aux États-Unis, où il a par exemple été noté que nombre de « conseillers » de Barack Obama venaient de « l’administration » de George W. Bush et surtout des multinationales qui financent les campagnes électorales. Et cette mainmise des lobbies industriels et financiers dans la « gouvernance » des États se fait parfois sans aucune retenue. C’est ainsi que la « pieuvre » Goldman Sachs a été autorisée à placer ses pions directement à la tête de plusieurs pays, particulièrement en Europe, ou dans les structures dirigeantes d’institutions européennes ou internationales. Avec l’exemple grec, on peut même voir une banque fortement responsable des difficultés d’un pays se retrouver ensuite à la direction de ce pays pour faire subir un régime d’austérité très forte à l’égard de la majorité de la population, tout en continuant d’exonérer ceux que Zucmam appelle les « ultra-riches ».
Il y a très certainement plusieurs explications à cette grande tolérance des classes politiques dirigeantes à l’égard des excès des banquiers, des financiers, et, plus globalement, de « l’élite » économique : il s’agit en partie du même monde, comme nous le montrent souvent les études menées par le couple Pinçon-Charlot, un même monde qui co-participe à la gestion du monde dans son propre intérêt collectif. Nous nous aveuglons souvent sur les réalités de notre environnement socio-politique. Nous reconnaissons facilement que, dans le passé, celui de notre pays ou celui d’autres pays, des classes privilégiées se sont organisées pour justifier leurs positions sociales (leurs privilèges pouvant être assumés comme tels, mais « légitimés » car ces personnes relevant d’une autre « essence » que les masses ; ou leurs privilèges étant cachés, et niés par eux-mêmes, mais pour autant toujours confortés pour que ça dure). Mais nous avons des difficultés pour accepter que ceci pourrait encore être vrai aujourd’hui, au XXIe siècle ! Nous nous illusionnons sur la transparence dans la gestion des choses, sur la multiplication et le foisonnement des informations qui rendraient impossibles des arrangements, etc. Il y a aussi, certainement, le fait que, dorénavant, des forces politiques qui voudraient s’opposer sérieusement au secret bancaire mené par les principales places financières devraient être certaines d’être à même d’échapper à toute mesure de chantage. Aujourd’hui, par exemple, les directions des banques suisses sont en mesure de savoir quels sont les dirigeants politiques ou autres qui ont des comptes chez eux. Tout ce monde se « tient par la barbichette », et un dirigeant qui serait réellement offensif ne pourrait être qu’un dirigeant ne craignant pas de voir son nom sortir dans la presse sur une liste de « comptes en Suisse ». Tous les autres font semblant.
4) Le livre de Gabriel Zucman souffre aussi d’une autre faiblesse
En ne préconisant que des mesures à l’égard des territoires offshore, il omet totalement de s’attaquer aux principaux utilisateurs des paradis fiscaux, les banques et les multinationales, qui en sont souvent aussi les initiatrices. Zucman a bien vu que les paradis fiscaux sont totalement imbriqués dans la finance libéralisée et mondialisée, il rappelle que ces territoires sont très largement utilisés par les principales multinationales, dont les banques, mais il omet de s’attaquer à ces principaux utilisateurs. De très nombreux territoires offshore sont des créations des principales places financières. La moitié d’entre eux sont nés sous l’impulsion de juristes mis à leur disposition par la City de Londres. Wall Street a son réseau de paradis fiscaux. Toronto a quelques îles dans les Caraïbes qui ont pu adopter, moyennant arrangements, des législations favorables aux industries extractives faisant de cette place financière canadienne une spécialiste dans la localisation et la cotation de ce genre d’entreprises. Les banques de Francfort ne sont pas étrangères à la transformation du Grand-Duché du Luxembourg en paradis fiscal. La place financière de Paris a aussi ses territoires francophones défiscalisés, sur le vieux continent, dans l’Atlantique, les Caraïbes, le Pacifique et l’océan Indien. Les territoires offshore ont des législations commerciales, fiscales, bancaires, etc., rédigées très souvent par des juristes et des fiscalistes liés à des banques et à des multinationales qui sont mis là pour pouvoir faire adopter des législations et des réglementations « sur mesure ». C’est aussi ce qui explique en partie la « spécialisation » des paradis fiscaux et, désormais, leurs complémentarités pour le plus grand bénéfice des plus grandes multinationales.
Pour pouvoir espérer agir efficacement contre les paradis fiscaux, il faut certainement conjuguer des actions nationales unilatérales contre tout ce qui est venu libéraliser la finance depuis vingt-cinq ans, et des conjonctions d’actions entre quelques pays contre des territoires, des multinationales, des banques, etc. Tout ceci implique une intervention forte et déterminée des citoyens pour faire réellement pression sur les classes dirigeantes. La réduction des méfaits des paradis fiscaux s’inscrit dans une politique globale de régulation de la finance.
Note de la rédaction
En complément du livre de Gabriel Zucman et du compte-rendu qu’en donne Gérard Gourguechon, nous signalons la publication par la Revue Projet d’une étude synthétique de Jean Merckaert, en date du 12 février 2014, « Qu’emporte le CAC 40 au paradis ? ». Son intérêt est de mettre le phare sur les sociétés cotées dans le CAC 40, qui ne comptent pas moins de 1548 filiales implantées dans les paradis fiscaux. Ainsi, les autorités se donnent bonne conscience en voulant soumettre Google à fiscalité, mais elles ferment les yeux sur les fleurons des multinationales d’origine française, BNP-Paribas et LVMH en tête, qui ont chacune plus de 200 filiales de ce type. Que dire de Total qui reconnaît posséder 883 entités mais ne publie les noms que de 179 d’entre elles ?
Et il n’est pas étonnant que le sport de l’évasion fiscale ait été accompagné, en 2013, du versement record de 43 milliards d’euros aux actionnaires, en dividendes et rachats d’actions.
Y aura-t-il à l’avenir une transparence imposée à ces multinationales ? Le Parlement français a légiféré en ce sens en 2013, mais cela ne deviendra effectif que si les autres pays de l’Union européenne en font autant. Or, parmi ces pays, certains sont eux-mêmes des paradis fiscaux… Et Bercy a exclu de sa liste des paradis Jersey et les Bermudes…
JMH
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