La réalisation monétaire de la production capitaliste et donc du profit : « Non, rien de rien… »

[lundi 9 juillet 2018, par Jean-Marie Harribey – france.attac.org]

Parmi les nombreux sujets de controverses concernant la monnaie depuis l’aube de la pensée économique, il en est un particulièrement délicat car il concerne à la fois la compréhension de la monnaie elle-même, celle du financement de la production capitaliste comme de tout développement économique, et celle de la transformation du travail en plus-value destinée à l’accumulation. Le bicentenaire de Marx donne l’occasion de se repencher sur une petite énigme longtemps restée en suspens.

Cette énigme est même une pierre d’achoppement jusque chez les économistes hétérodoxes, notamment ceux qui sont partagés entre marxisme, keynésianisme et post-keynésianisme. [1]

On cite souvent avec raison François Quesnay et Karl Marx comme des précurseurs des tableaux d’échanges inter-industriels de la comptabilité nationale. En particulier, Marx, dans le Livre II du Capital [2], dresse ce qu’il appelle les schémas de la reproduction. En reproduction simple, c’est-à-dire lorsque l’économie est stationnaire d’une période à l’autre, il démontre que la condition de l’équilibre entre la demande globale et l’offre globale est que la demande de biens de production en provenance de la section qui produit les biens de consommation (II) soit égale à la valeur ajoutée nette (salaires + plus-value) de la section qui produit les biens de production (I). [3]

Dans la reproduction élargie où l’économie croît, qui, seule, caractérise l’accumulation capitaliste, l’équilibre est atteint si la demande de biens de production en provenance de la section des biens de consommation plus la part de la plus-value accumulée dans cette section est égale aux salaires versés dans la section des biens de production plus la part de la plus-value consommée par les capitalistes de cette section. [4]

Après avoir établi formellement ces conditions données par des équations très simples, Marx consacre une grande partie de son Livre II à résoudre une difficulté, sans y parvenir complètement, selon son propre aveu. En tout cas, il pose le problème clairement, qui s’énonce simplement ainsi : si, dans leur globalité, les capitalistes avancent une somme d’argent A pour acheter les moyens de production et la force de travail (donc, dans son vocabulaire, le capital constant pour les moyens de production et le capital variable pour les salaires), comment peuvent-ils récupérer par la vente des biens de consommation et la vente des biens de production une somme A’ plus grande que celle qu’ils ont lancée dans le circuit de production ? En termes marxiens, comment peuvent-ils réaliser monétairement (c’est-à-dire transformer en argent) toute la production de marchandises, en particulier réaliser monétairement le surproduit représenté potentiellement par la plus-value ?

« Par conséquent, même dans l’hypothèse de la reproduction simple, une partie de la plus-value doit constamment exister sous forme d’argent et non de produit ; sans quoi elle ne pourrait pas être convertie d’argent en produit destiné à la consommation. Il nous faut analyser ici cette transformation de la plus-value de sa forme marchandise primitive en argent. » [5]

« La forme monétaire du capital circulant consommé en force de travail et en moyens de production, n’est pas remplacée par la vente du produit, mais par la forme naturelle du produit même, donc, non point en retirant de nouveau de la circulation sa valeur sous la forme monétaire, mais par la monnaie supplémentaire, nouvellement produite. » [6]

« La question n’est donc pas : D’où vient la plus-value ? Mais : D’où vient l’argent nécessaire pour la réaliser ? » [7]

« Mais le capital marchandise doit être réalisé avant sa reconversion en capital productif et avant que la plus-value qu’il renferme soit dépensée. D’où vient l’argent pour cette réalisation ? À première vue, cette question semble difficile, et ni Tooke ni personne d’autre, n’a jusqu’ici, trouvé une réponse. Supposons que le capital circulant de 500 £, avancé sous forme de capital-argent, quelle que soit sa période de rotation, représente le capital circulant total de la société, autrement dit de la classe capitaliste. Supposons en outre que la plus-value soit de 100 £. Comment la classe capitaliste dans son ensemble peut-elle continuellement retirer 600 £ de la circulation, alors qu’elle n’y jette continuellement que 500 £ ? » [8]

« Cette plus-value additionnelle de 100 £ est jetée dans la circulation sous forme de marchandises : le fait est incontestable. Mais cette opération ne fournit nullement l’argent supplémentaire pour la circulation de cette valeur marchandise additionnelle. » [9]

« Pour autant qu’il y ait ici un problème, il se confond avec le problème général : d’où vient la quantité de monnaie nécessaire à la circulation des marchandises dans un pays ? » [10]

« Les marchandises supplémentaires qui doivent se convertir en argent trouvent devant elles la quantité d’argent nécessaire parce que, en d’autres points, on jette dans la circulation non point par l’échange, mais par la production même, de l’or (ou de l’argent) supplémentaire qui doit se convertir en marchandises. » [11]

« Ici se pose la même question que plus haut : d’où vient l’argent supplémentaire destiné à réaliser la plus-value supplémentaire qui existe maintenant sous forme de marchandises ? » [12] […] Voilà liquidée l’inepte question de savoir si la production supplémentaire capitaliste serait possible, dans ses limites actuelles, sans le système de crédit (même si on le considère de ce point de vue seulement), c’est-à-dire avec la seule circulation des métaux précieux. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions sur le pouvoir créateur du système de crédit, pour autant qu’il fournit ou met en mouvement du capital argent. » [13]

Il faut bien reconnaître que Marx tourne longuement autour du pot. Il identifie parfaitement le problème d’ordre logique : on ne peut pas retirer plus d’argent du circuit du capital qu’on en a injecté. Mais il tâtonne. Il sent bien que la production de métaux précieux ne suffira pas. Il esquisse le rôle du crédit, donc de la création monétaire indispensable à l’accumulation du capital sur le plan de l’ensemble de la société. Mais il termine le Livre II en laissant le point en suspens. Et c’est Rosa Luxemburg, peut-être la seule (le seul !) économiste marxiste conséquente du XXe siècle, qui reprendra le problème :

« Ce processus qui nous est décrit ici, nous le connaissons déjà. Marx l’avait déjà exposé en détail à propos de la reproduction simple, car il est indispensable pour expliquer comment le capital constant de la société se renouvelle dans les conditions de la reproduction capitaliste. C’est pourquoi tout d’abord nous ne voyons pas du tout comment ce processus doit nous aider à résoudre la difficulté particulière à laquelle nous nous sommes heurtés dans l’analyse de la reproduction élargie. Cette difficulté était la suivante : en vue de l’accumulation, une partie de la plus-value n’est pas consommée par les capitalistes, mais transformée en capital en vue de l’élargissement de la production. On se demande : où sont les acheteurs pour ce produit supplémentaire, que les capitalistes eux-mêmes ne consomment pas et que les ouvriers peuvent encore moins consommer, étant donné que leur consommation est totalement couverte par le montant du capital variable ? Où est la demande pour la plus-value accumulée, ou, ainsi que le dit Marx : d’où vient l’argent pour payer la plus-value accumulée ? Si l’on nous répond en nous renvoyant au processus de thésaurisation qui découle du renouvellement progressif et séparé dans le temps du capital constant chez les différents capitalistes, nous ne voyons pas très bien le rapport qu’ont ces choses entre elles. » [14]

La réponse à cette énigme est en pointillé chez Marx. Elle se dessine plus clairement avec Luxemburg, qui insiste sur deux points, le rôle de la demande et le supplément de monnaie pour rendre celle-ci possible :

« La reproduction capitaliste jette, dans les conditions d’une accumulation toujours croissante, une masse toujours plus considérable de marchandises sur le marché. Pour mettre en circulation cette masse de marchandises de valeur croissante, une quantité de plus en plus considérable d’argent est nécessaire. Cette quantité croissante d’argent, il s’agit précisément de la créer. Tout cela est incontestablement juste et convaincant, mais le problème dont il s’agissait n’en est aucunement résolu. Il a seulement disparu. » [15]

« Dans le tome II du Capital, nous ne trouvons aucune solution du problème. » [16]

La solution définitive ne peut être trouvée que dans le fait de l’avance, à l’échelle de l’ensemble de l’économie capitaliste, par le système bancaire du supplément de monnaie nécessaire à la réalisation monétaire de la plus-value capitaliste, c’est-à-dire du profit. À quelle hauteur ? À la hauteur de la décision d’investissement net, répondra l’économiste polonais Michal Kalecki [17], réponse formalisée par le célèbre aphorisme de Nicholas Kaldor : « les salariés dépensent ce qu’ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent » [18].

Autrement dit, le lent cheminement de la théorie monétaire suit celui de la théorie de la valeur : il part de la critique de l’économie politique de Marx qui définit la valeur comme un rapport social à l’intérieur duquel le travail nécessaire à la production est socialement validé ; ensuite, dans la mesure où le capitalisme est une « économie monétaire de production » (selon l’expression de Keynes), la création monétaire est indispensable pour anticiper le surplus produit par la force de travail, donc pour anticiper soit l’accumulation capitaliste, soit des investissements sociaux ou de transition écologique, etc. Il n’y a pas beaucoup de consensus en économie, mais profitons du fait que, si l’on met de côté les tenants de la théorie économique néoclassique, tous les économistes hétérodoxes, quelle que soit leur famille d’origine, marxiste, keynésienne, post-keynésienne, régulationniste, etc. sont d’accord sur ce point central de l’anticipation par la monnaie de la valeur économique qui pourrait être validée. [19]

Finalement, la question simple de départ « comment peut-on récupérer une somme A’ plus grande que A, celle que l’on a mise en circulation ? » est contenue dans l’affirmation de Marx que l’on trouve dans la version du Livre II édité par Engels : « Rien de rien. L’ensemble de la classe des capitalistes ne peut retirer de la circulation ce qui n’y a pas été jeté auparavant. » [20]

Par hasard, ne serait-ce pas ce diable de Marx qui aurait inspiré Charles Dumont pour composer la chanson d’Édith Piaf « Non, rien de rien… » ?
Notes

[1] Voir Les Économistes atterrés (Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Jonathan Marie, Dominique Plihon, Jean-François Ponsot), La monnaie, un enjeu politique, Paris, Seuil, 2018. Pour un résumé, voir le site ou le blog.

[2] Karl Marx, Le Capital, Livre II, 1885, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968.

[3] Avec les notations habituelles : CII = VI + PlI (C = capital constant, V = capital variable, Pl = plus-value).

[4] Avec les notations habituelles : CII + a PlII = VI + (1- a) PlI (a = part de la plus-value accumulée).

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre II, op. cit., p. 702.

[6] Ibid., p. 705.

[7] Ibid., p. 706.

[8] Ibid., p. 707.

[9] Ibid., p. 708.

[10] Ibid., p. 710.

[11] Ibid., p. 720.

[12] Ibid., p. 721.

[13] Ibid., p. 722.

[14] Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, 1913, Paris, Petite collection Maspero, 1972, tome I, p. 120-121.

[15] Ibid., p. 138-139. C’est moi qui souligne « il s’agit précisément de la créer » (JMH).

[16] Ibid., p. 140.

[17] Michal Kalecki, « A theory of profits », The Economic Journal, vol. 52, p. 258-267 ; Théorie de la dynamique économique, Essai sur les variations cycliques et à long terme de l’économie capitaliste, Paris, Gauthier-Villars, 1966.

[18] Nicholas Kaldor, « General Introduction to Collected Economic Essays », in Essays on Value and Distribution, vol. 1, London, Duckworth, 1979, p. XXIII.

[19] Outre Marx et Luxemburg abondamment cités ici, mentionnons : Schumpeter, Keynes, Kalecki, Harrod, Domar, Minsky…

[20] Rapporté par Maximilien Rubel dans Le Capital, Livre II, op. cit., p. 1717, note 1.
À propos de l’auteur/trice

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)


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