Nous sommes le 24 février 2024. Il y a deux ans exactement, c’était un jeudi. Je m’étais réveillé assez tard, ma compagne déboule et me dit : « C’est la guerre ! La Russie envahit l’Ukraine. » Je suis sidéré. Je comprends immédiatement que ce qui est en train de se passer est inadmissible, monstrueux, une tragique erreur, une action criminelle. Il y aura un avant et un après le 24 février 2022. Je n’avais jamais cru que cela arriverait, la raison m’interdisait d’accepter cette éventualité malgré les menaces et divagations révisionnistes récentes de Poutine sur l’histoire et sur la réalité même de l’Ukraine. Peu de gens, très peu d’observateurs, quel que soit leur degré d’expertise de la géopolitique, avaient d’ailleurs jugé cette hypothèse plausible.
Mon rapport passionné à la Russie s’est trouvé bouleversé ce jour-là de février 2022. J’essaie depuis lors de le reconstituer sur des bases nouvelles, de revisiter le grand bond en arrière, les quarante ans écoulés depuis la liquidation de l’Union soviétique jusqu’au dernier avatar poutinien de la Russie. D’y reconnaître surtout les étapes d’un engrenage fatal, qu’il faut bien appeler le triomphe du tropisme guerrier et ultranationaliste de Poutine et de son clan. En le replaçant, bien entendu, dans le contexte de la stratégie d’affaiblissement voire de désagrégation de la Russie postsoviétique que l’Occident euro-atlantiste (les USA, l’UE, l’OTAN etc.) a mis en œuvre sans discontinuer depuis la fin de l’URSS. La responsabilité des Occidentaux dans ce que nous vivons aujourd’hui est immense, je ne l’oublie à aucun moment. Ainsi que celle des dirigeants ukrainiens successifs, dont le choix du sabotage des accords de Minsk. Mais je n’en prendrai jamais prétexte pour occulter les crimes de Poutine. Et je constate que la guerre de Poutine conduit à l’opposé des objectifs qu’il prétend poursuivre, puisqu’elle a anéanti pour des générations les liens séculaires de fraternité entre les peuples russe et ukrainien et qu’elle obère, à terme, au-delà des discours sur les succès de l’économie de guerre et la résilience du pays, la cohésion et l’avenir même de la Russie.
Les deux années que nous venons de vivre se soldent par des centaines de milliers de morts et de blessés et par la destruction avancée de l’Ukraine. Le monde est beaucoup plus instable et dangereux depuis le 24 février 2022. L’OTAN s’est objectivement renforcée et élargie. Les pays de l’UE ont relancé leurs budgets militaires de manière considérable, notamment l’Allemagne, mais loin en dessous des niveaux étatsuniens. La menace de la prolifération nucléaire a sensiblement augmenté. Certes, le Sud global, les BRICS, dont la Chine, se sont imposés de manière incontournable dans le rapport des forces au plan international ; l’uni-polarité sous domination étatsunienne a vécu. Mais à quel prix, celui du réarmement global et d’un risque accru de guerre mondiale, en tous cas de multiplication des conflits armés.
Les deux années que nous venons de vivre ont également achevé de mettre à nu ce que Vladimir Vladimirovitch avait habilement réussi à cacher (ou que je n’avais pas vu venir) depuis en gros une décennie, de l’évolution funeste et nauséabonde de son régime. Elles ont mis à mal les mesures, prises dans les années 2000-2010, de reconquête des richesses et de la fierté nationales de la Russie saccagées par les liquidateurs de l’URSS. Je ne sais comment qualifier de la manière la plus exacte ou correcte le système que Poutine a mis en place, mais il réunit des caractéristiques à la fois de l’extrême-droite ultranationaliste voire fasciste, de l’autoritarisme réactionnaire, de la régression sociale et civilisationnelle, d’un néolibéralisme oligarchique et mafieux et de la confiscation du pouvoir par les siloviki et les silovarques. L’énumération est certainement incomplète, n’oublions pas Kirill, il faut bien sûr inclure dans l’énumération le retour à l’emprise de la religion orthodoxe dans la boîte à outils idéologique du pouvoir. Il m’est impossible de voir dans cette Russie-là le porte-drapeau de la lutte menée avec le Sud global pour briser l’hégémonie euro-atlantiste dans le monde. Il m’est impossible de « faire avec ». Et de quoi la croisade contre l’Occident est-elle le nom ?
J’essaie donc de garder une attitude très raisonnée et la plus appuyée possible sur les faits vis-à-vis tant de la Russie, et de ce que furent réellement l’URSS et le communisme, que de l’Occident. Ce n’est pas simple en ces temps qui veulent nous faire accroire que le communisme et le nazisme sont d’infâmes jumeaux… Je crois que notre boussole majeure doit être la lutte pour la paix, l’approche humaniste envers et contre toutes les barbaries. Et le rejet de tout alignement « campiste » et de toute alliance avec les « ultras » de quelque bord qu’ils soient. Nous avons beaucoup de travail devant nous.
Jean Moulin | 24 février 2024