Susan GEORGE,

Article paru dans l’édition du 17.10.08 du Monde.

Panique à bord ! Péril en la demeure ! Feu au lac ! La situation est-elle devenue suffisamment dramatique pour qu’enfin les dirigeants européens prêtent l’oreille à ceux qui dénoncent depuis de longues années l’économie-casino, le tout-marché et l’empire de la finance déchaînée ? Ceux qui ont gobé l’idéologie, affirmé comme Mme Thatcher qu’il n’y avait “pas d’alternative”, ou cru pouvoir “humaniser” le néolibéralisme en sont pour leurs frais. Ecouteront-ils à présent ?

Les partis sociaux-démocrates qui ont choisi d’accompagner ce système se sont rendus complices de son projet : enrichir indécemment une minorité, augmenter substantiellement la part du capital dans le partage de la valeur ajoutée, mettre les salariés partout sur la défensive, se faire aider des Etats, de la Commission et de la Banque centrale européennes (BCE).

La crise vient de l’explosion du crédit, surtout aux Etats-Unis, de “l’effet de levier” permettant la création de 40 dollars et plus pour chaque dollar “réel”. Elle résulte des “innovations” des banques, débarrassées de toute entrave. Leur métier ? Mélanger toutes sortes de dettes, en faire des saucissons, les trancher et vendre les tranches à d’autres avec l’aide des agences de notation accordant des labels AAA de complaisance.

Se lançant dans le jeu de la patate chaude, les banques croyaient se dégager de tout risque. Elles ont si bien manoeuvré qu’à présent nul ne sait qui doit quoi à qui, combien valent les tranches pourries de saucissons-dettes ni combien la banque voisine a réellement en caisse. Du coup, personne ne veut prêter à quiconque, d’où le gel du crédit, ce sang vital au système circulatoire financier. Ce ne sont pas hélas les 700 milliards de dollars (513,7 milliards d’euros) de M. Paulson qui vont changer la donne.

La solution est ailleurs. D’abord imposer des règles que tout le monde ou presque préconise à présent : pas d’opérations bancaires hors bilan, ratios de crédit strictement imposés, fermeture des marchés de ces produits dérivés dont on se passait parfaitement il y a dix ans. Soutenir les ménages et les PME et PMI qui ont emprunté plutôt que ceux qui leur ont prêté. Mettre fin au socialisme pour riches qui privatise les profits et fait payer les pertes aux contribuables. Accepter qu’une banque qui est “too big to fail” – “trop grande pour faire faillite”- est aussi trop grande pour rester aux mains du secteur privé. La FED, la BCE, les gouvernements qui trouvent instantanément des milliards pour renflouer telle ou telle grande maison n’ont rien obtenu en retour : c’est là le vrai scandale. Il est temps de se servir du pouvoir politique pour sortir de ce système toxique et saisir l’occasion que cette crise nous offre.

Car elle ouvre en effet une piste pour résoudre deux autres crises reléguées, à tort, au second plan. La crise de la pauvreté et des inégalités s’aggrave avec l’augmentation des prix de l’énergie et des aliments. Le réchauffement planétaire deviendra vite irréversible avec son cortège de catastrophes – tempêtes, sécheresses, inondations, millions de “réfugiés climatiques”.

Nous pouvons résoudre les trois crises à la fois à condition de changer de regard et d’échelle. La Grande Dépression bis n’est pas inévitable, mais il faut se servir immédiatement de la crise financière pour l’empêcher de s’installer. Souvenons-nous du New Deal du président Franklin Roosevelt et de la conversion de l’économie américaine à une économie de guerre dans les années 1930-1940. C’est d’un effort de cette envergure dont nous avons besoin.

Il faudrait réduire rapidement nos émissions de gaz à effet de serre d’au moins 90 %. Impossible ? Pas du tout, à partir du moment où la conversion à une économie verte est adoptée comme grande cause nationale et européenne. Il s’agit d’éliminer la dépendance énergétique de l’Europe, estimée actuellement à 54 %, en investissant massivement dans les énergies alternatives non polluantes (vent, vagues, marées, solaire…). Les bâtiments existants seraient réaménagés pour devenir moins gourmands en énergie ; les nouveaux répondraient à des normes strictes ; les particuliers et les propriétaires auraient accès à des prêts avantageux pour effectuer ces transformations et la possibilité de revendre tout excédent de courant au réseau électrique.

L’amélioration et l’extension des transports en commun seraient prioritaires. La recherche industrielle s’axerait sur les matériaux légers pour la construction aéronautique et automobile ; l’agriculture tendrait vers la production à dose faible ou nulle d’intrants à base de pétrole. Un pot de yaourt ne voyagerait plus 7 000 kilomètres avant de rencontrer le consommateur – et il serait emballé plus économiquement.

La liste est évidemment non limitative et chacun aura la sienne. L’essentiel est de comprendre que techniquement parlant, rien de tout cela ne pose de problème insurmontable : nous savons déjà prendre la plupart des mesures nécessaires, et le coût des produits jugés pour l’instant “trop chers” le serait bien moins une fois ces derniers fabriqués à grande échelle.

D’où viendraient les moyens pour une telle conversion ? Les banques, sous la tutelle des pouvoirs publics, devraient consacrer une part importante de leurs portefeuilles aux particuliers et aux entreprises s’engageant dans une démarche écologique. On pourrait réduire les impôts sur le travail pour les augmenter sur le carbone.

Comme la fiscalité s’arrête aux frontières, les gouvernements n’ont pas tiré parti d’un gisement financier important : la taxation internationale. Attac propose depuis longtemps l’instauration d’une taxe minime sur les transactions financières : échanges de monnaies, achat d’actions ou d’obligations, etc. Les entreprises transnationales seraient assujetties à la “taxe unitaire sur les profits” sur la base de leurs ventes dans chaque juridiction pour les empêcher de recourir aux paradis fiscaux, où passe la moitié des financements liés au commerce international. Ces paradis font prospérer les criminels et subir aux gouvernements un manque à gagner d’au moins 250 milliards de dollars par an en recettes fiscales.

Quant au Sud, la dette publique que le G8 promet d’annuler depuis dix ans le serait enfin, contre l’obligation de participer à l’effort écologique. Les élites africaines qui depuis trente-cinq ans ont fait s’envoler plus de 400 milliards de dollars vers les paradis fiscaux seraient surveillées et leurs avoirs illégaux saisis au profit de leurs peuples.

Ce scénario serait politiquement gagnant. Il fournirait aux salariés des emplois de qualité, aux entreprises de nouveaux débouchés et aux gouvernements de nouvelles recettes. La santé publique serait améliorée tout comme la cohésion et la justice sociales. Les responsables politiques ayant le courage de proposer un tel programme aux citoyens et de l’imposer aux industries financières se feraient élire.

Deux obstacles de taille : l’actuel statut d’indépendance de la BCE avec sa politique monétaire ultraorthodoxe et l’orientation résolument néolibérale de la Commission européenne. Un seul remède : que les Etats membres reprennent ces institutions en main et remettent à l’ordre du jour John Maynard Keynes et le keynésianisme vert. Il nous faut faire revivre une période comme celle de la seconde guerre mondiale – la guerre en moins.

Susan George, politologue, présidente d’honneur d’Attac France


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