Une analyse de Nicolas Franka, économiste et membre d’ATTAC-Liège

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Déterminer un budget, c’est choisir un projet collectif. Fixer les régimes de
fiscalités, c’est choisir une société. Ensemble, ces deux choix forment deux leviers de changement. Il faut les rendre accessibles à la compréhension et à l’action citoyennes.
Des débats publics sur les questions budgétaires ne sont pas chose inédite : pensons aux budgets participatifs locaux, qui permettent de contrôler l’attribution des
ressources. Tant la fiscalité que le budget peuvent faire l’objet d’une approche
démocratique (des décisions prises dans le cadre d’un processus collectif, ouvert et participatif). Mais il faut pour cela changer de paradigme, s’éloigner de dogmes
qui considèrent que l’objet de l’économie est de trouver la solution à des équations mathématiques, en oubliant le caractère éminemment politique de la chose.
Cependant, cette implication citoyenne, qui peut mettre en lumière les véritables questions de notre système économique (y compris monétaire), suppose aussi une large prise de conscience des enjeux.

Cette analyse invite à s’interroger sur l’intérêt et la pertinence d’un processus
démocratique participatif mêlant échanges, débats publics, et décisions dans la
perspective d’une résolution commune, l’objectif étant de faire prévaloir davantage d’équité et de justice.

Une situation intenable, un discours
culpabilisant
Prenons un constat simple. La plupart des états et des régions d’Europe, dont
la Wallonie, sont virtuellement en situation de « faillite ». Du moins, c’est ce que
laisserait penser le discours dominant qui a émergé ces dernières décennies.

Depuis 1992 (traité de Maastricht), les états de l’Union européenne ont accepté de maintenir leur déficit annuel à un maximum de 3% et leur niveau de dette à un maximum de 60% du PIB. Ces objectifs, rarement respectés, ne sont pas dictés par une observation de la réalité mais par des considérations politiques. Le parallèle fallacieux entre endettement d’un ménage et dette publique s’impose trop souvent comme une évidence.

Par ailleurs, le cadre juridique actuel refuse aux états la capacité à s’autofinancer, qui avait pourtant été la norme. Ils doivent emprunter sur les « marchés financiers » et donc satisfaire leurs attentes afin d’emprunter au meilleur taux.
Si dans les périodes de crise (effondrement bancaire de 2008, crise sanitaire de 2020), les gouvernements font exploser ces verrous, ce n’est pas sans conséquence à moyen terme pour les contribuables.

Le système de création monétaire actuel par les banques commerciales privées
entraîne une augmentation structurelle de la dette publique pour que la consommation de l’état compense celle des ménages lorsqu’elle ne peut pas suivre et que l’investissement des entreprises ou l’injection monétaire des banques se tarissent. La dette croissante sape les budgets des états et limite leur champ d’action, par peur de son augmentation.

Tant qu’un discours paternaliste confond ménage et état, la paupérisation gagne du terrain dans une situation d’inégalités croissantes. Les politiques économiques, qu’elles soient portées par la droite néolibérale ou par une droite qui se fait encore appeler gauche, tendent à suivre des injonctions issues pour la plupart du lobby bancaire et financier.

Quarante ans de dérégulation et de propagande ‘austéritaire’ ont fini par imposer leurs mensonges. Les pistes de solution ne peuvent advenir que par un renversement démocratique. Comment repenser les carcans économiques ? Comment enclencher une transition alimentaire, économique, énergétique et sociale radicale pour ramener l’activité économique dans les limites des ressources planétaires tout en assurant les fondements sociaux minimum à l’épanouissement de chacun ?

Sortir du débat d’initiés : l’expérience des budgets participatifs, de l’impuissance individuelle à l’émancipation collective
L’allocation du budget est fondamentale dans l’orientation donnée aux activités et aux initiatives qui seront poursuivies ou rendues possibles. Toutes les dépenses ne se valent pas. Entre payer le salaire d’un enseignant ou des F16 à Lockheed Martin, il
y a un choix moral autant qu’économique.

Des budgets participatifs au niveau communal ou régional se multiplient. Le chemin est praticable mais semé d’embûches, que nous pouvons tenter de déjouer en nous appuyant sur des expériences passées. Cette démarche s’oppose à celle qui reste
majoritaire : le vote de parti au parlement.
Le processus participatif nécessite des investissements matériels et du temps.
L’accès à une tâche civique peut être facilité par des remplacements et une compensation salariale. Il peut être long à mettre en place. Mais le jeu en vaut la chandelle : les participants apprennent l’exercice de la délibération, prennent conscience de leur pouvoir collectif et retrouvent la capacité de mener des débats. La sélection
des participants est un élément clé mais les théories statistiques permettent d’optimiser la représentation ; limiter la capacité d’influence de groupes d’intérêt fait aussi partie de ce savoir social. Mener des négociations sur la place publique et non
derrière des portes closes est ce qui différencie la pratique démocratique d’une
société techno-ploutocratique.

Décider aussi des politiques fiscales
Les décisions portant sur les politiques fiscales sont encore bien plus importantes que l’allocation des ressources. Historiquement, l’impôt était une captation de la force de travail par la classe dominante. Aujourd’hui, il permet une certaine redistribution par la sécurité sociale, le financement des services publics. Il peut être direct (sur
la rémunération du travail et du capital, la propriété foncière) ou indirect (taxes et accises). C’est dans tous les cas un enjeu crucial. Ne faudrait-il pas ici aussi organiser des agoras participatives ? Des projections pourraient informer les participants sur les conséquences de modifications fiscales. La Suisse implique une plus large part de la population dans des choix réguliers et habitue les citoyens à l’exercice de la décision. Les écueils sont nombreux : information insuffisante, peu d’espace de débat citoyen, formulations aguicheuses, tentation démagogique.

En matière de fiscalité, il semble évident qu’il devrait y avoir un allègement de
la pression fiscale sur les bas revenus et une augmentation sensible du taux d’imposition sur les tranches supérieures (avec levée du secret bancaire et globalisation des revenus). La ‘sagesse’ d’une assemblée citoyenne irait-elle dans ce sens ?
N’aurait-elle pas davantage à cœur de faire respecter les normes fiscales et de
combattre fraude et évasion ? Ou ferait-elle preuve du même laxisme amusé qui préside à la tradition des travaux effectués hors TVA ? Rendrait-elle vigueur au
projet d’imposer les multinationales là où elles font des bénéfices et de défendre ainsi les petites entreprises locales qui ne peuvent éluder l’impôt ? Mettrait- elle enfin en œuvre des taxes sur les transactions financières ?
La taxation est aussi un outil d’orientation des comportements. Des décisions sur le mode de la démocratie participative seraient sans doute mieux acceptées car
collectivement établies. Ainsi plutôt que de parler de rage taxatoire verte ou de considérer la protection de l’environnement comme une atteinte à la liberté de rouler en SUV au centre-ville, établir les cadres de discussions permettant d’aménager
des contraintes collectives et des désirs personnels laisse entrevoir des solutions
réfléchies où les contributions de tous permettent une meilleure acceptation des
décisions. Indéniablement, il y aura des mécontents, mais très certainement
moins après une information claire et complète, des débats informés et un processus d’amélioration qui vise à minimiser les pertes de certains en traitant de toutes les objections raisonnables.

Le difficile pari de la démocratie
Faire le pari que chacun peut comprendre des mécanismes complexes, s’en imprégner, en percevoir les causes et conséquences et ainsi contribuer de manière
pertinente à la cohésion de notre société.

La voie vers un monde juste et durable passe par une refonte de la fiscalité qui
détermine nos habitudes, nos comportements, les stimule ou les freine. La démocratie existera vraiment quand le paiement des impôts célébrera l’aboutissement d’un travail collectif où les citoyens auront collectivement décidé de financer des services et d’engager des projets communs.

Une démocratie participative vivante, intense, informée et capable d’organiser
la prise de décision pourrait établir des bases de transitions sociales fortes mais
pacifistes, radicales mais constructives. La fiscalité participative est une nécessité profonde pour ceux qui désirent prendre leur destin en main.

Mais mais mais… Il reste bien des questions et des inquiétudes, pas seulement sur les méthodes et les outils mais surtout sur l’appétence des populations à saisir une opportunité d’émancipation, à résister aux pressions politiques et technocratiques. Les citoyens seront-ils prêts à faire confiance pour légiférer à leurs voisins, à leurs proches et même à leurs pires ennemis ? Les clivages séculaires sont-ils dépassés (travail contre capital, individualisme contre collectivisme, organisation de base contre centralisation) ? Pouvons-nous nous faire confiance ? Avons-nous le choix ?

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  • Publié : 10 mois ago on 18 juillet 2023
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  • Dernière modification : janvier 8, 2024 @ 12:33 pm
  • Catégorie : Analyses

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