Alibaba, c’est un monde dont nous ne voulons pas!

[L’echo – 01-03-2021]

Des activistes de tous bords veulent empêcher la venue d’Alibaba à Liege Airport. Comment résistent leurs idéaux face à la réalité économique et au pragmatisme politique?

Dans la neige qui balaye un champ inculte, quelques jeunes bravent le froid et traversent la plaine. Au loin, un chantier sort de la brume. Ce sont les futurs bâtiments du centre de tri de Cainiao, la filiale logistique de Alibaba. Un premier hall de 30.000 m² pour un projet qui s’étendra, à terme, sur près de 38 hectares.

Ce dimanche neigeux, le chantier est désert. Les jeunes – ils sont une dizaine – masque anti-Covid sur le nez, casque sur la tête, gilet fluo sur les épaules, se faufilent entre les barrières, puis dans le hangar en construction. Lourdement chargés, certains de gros sacs, d’autres de caméras pour immortaliser le moment, ils gagnent les toits d’où ils déploient deux gigantesques banderoles. « Alibaba, ni ici, ni ailleurs. La résistance est là », proclame l’une. « Stop Alibaba & Co, affiche l’autre en guise de signature du « méfait ». Quelques heures plus tard, la vidéo est postée sur les réseaux sociaux et relayée, des communiqués de presse envoyés. Le coup est fait!

Front hétéroclite

Stop Alibaba & Co se présente comme un front qui regroupe divers collectifs et associations comme la section liégeoise de Greenpeace, Students for Climate, Youth for Climate, les Dodos, le Clap (l’association des riverains de l’aéroport de Bierset) ou encore Extinction Rebellion. Un point commun à tous ces groupes plus ou moins formels: le refus de l’extension de l’aéroport de Liège. Un projet d’extension qui se matérialise par l’implantation prochaine de la filiale logistique du géant de l’e-commerce au milieu de ce qui n’est encore que des champs.

« C’est un modèle économique et un monde dont nous ne voulons pas: celui des multinationales surpuissantes qui véhiculent des millions de tonnes de colis entrainant des nuisances sonores et environnementales catastrophiques. » EMILIE FARCYPORTE-PAROLE DE STOP ALIBABA & CO

« Ni ici, ni ailleurs », réaffirme Emilie Farcy, la porte-parole du front. « Si nous nous opposons à la venue d’Alibaba à Liège, ce n’est pas pour qu’il aille s’implanter à Maastricht, à Bruxelles ou à Cologne. C’est un modèle économique et un monde dont nous ne voulons pas: celui des multinationales surpuissantes qui véhiculent des millions de tonnes de colis entraînant des nuisances sonores et environnementales catastrophiques. »

Louis est étudiant ingénieur à Liège. Membre d’un kot à projet centré sur le recyclage des plastiques, il s’est naturellement impliqué dans Students for Climate et de là a fait connaissance avec le front Stop Alibaba.

« C’est une lutte qui me semblait utile et qui n’est pas vaine. Évidemment, c’est David contre Goliath, mais je préfère avoir essayé que de ne rien faire. Ce projet n’a pas assez été débattu et on n’a pas assez exposé les nuisances induites. »« Ignorer le commerce électronique aujourd’hui est impossible et le combattre est en décalage complet avec la réalité. »WILLY BORSUMINISTRE WALLON DE L’ECONOMIE (MR)

« Nous ne devons pas nous inscrire dans une démarche de dominants par rapport à ces multinationales », s’insurge Willy Borsus (MR), ministre wallon de l’Économie. « Cela n’a jamais été notre intention. Mais ignorer le commerce électronique aujourd’hui est impossible et le combattre est en décalage complet avec la réalité. La présence d’un géant du secteur en Belgique ne doit pas être vue comme une attaque, mais comme une opportunité de se développer. Ce n’est absolument pas antagoniste avec une vision circulaire de l’économie, mais complémentaire. »

Situation de dépendance

Pour les membres du front, les conséquences de l’accroissement d’un trafic aérien s’inscrivent dans un contexte global qui ne correspond pas à leurs aspirations et surtout qui va à l’encontre des objectifs de réduction de l’empreinte carbone. « La plupart des cargos retournent à vide ou presque vers la Chine. Nous sommes en situation de dépendance à la Chine, pour des produits généralement de basse qualité qui sont fabriqués dans des conditions sociales et humaines pour le moins discutables. Nous ne voulons pas de cette mondialisation à bas coûts.« 

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Michel Kempeneers, directeur des affaires internationales de l’Awex, tempère. « Via la plateforme TMall notamment, de nombreuses denrées belges et européennes repartent vers la Chine par train ou par avion. Ce n’est pas négligeable. Par ailleurs, l’Awex, en collaboration avec Alibaba, dispense des formations aux exportateurs belges pour bénéficier de cette plateforme pour écouler leurs produits à la grande exportation. « Les premiers visiteurs des plateformes d’Alibaba ne sont pas uniquement chinois, mais indiens ou américains. Des clients qui ne seraient pas accessibles à nos PME sans ce vecteur », note encore Kempeneers. Liège est par ailleurs au centre d’une plateforme multimodale logistique, qui associe le train et le trafic fluvial à l’avion, ce qui réduit considérablement l’empreinte écologique et que l’on ne retrouve dans aucun autre aéroport régional.

Quelles alternatives pour l’emploi

Quand on lui demande quelles alternatives le front offre aux emplois annoncés par Cainiao, la jeune porte-parole botte un peu en touche. « C’est évidemment l’argument massue, que l’on nous assène. Mais le nombre d’emplois promis ne cesse de diminuer avec le temps. On en avait annoncé des milliers, ce ne sera que quelques centaines au départ. Et tient-on compte des emplois perdus dans les PME locales du fait de la concurrence d’Alibaba?« , poursuit-elle, tout en reconnaissant que le collectif n’a pas non plus mené cette étude.

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Willy Borsus rappelle par ailleurs que le site de l’aéroport et les activités qui en découlent génèrent près de 9.000 emplois directs et indirects dans la région. « Mais je constate que la Belgique est véritablement cernée par d’importants centres logistiques, dans le sud des Pays-Bas et dans le nord de la France. Nous nous devons de prendre notre part.« 

« Nous ne refuserons jamais la création d’emplois. Si les conditions ne sont pas optimales, ce sera à nous de les défendre et de les améliorer. »THIERRY GRIGNARD PRÉSIDENT DE LA FGTB METAL LIÈGE-LUXEMBOURG

Emilie Farcy émet aussi des doutes sur la qualité des emplois proposés: sur les contraintes du travail de nuit, sur la pérennité de ces emplois, sur les salaires proposés. « On le voit avec Fedex, on peut supprimer 650 emplois sur un claquement de doigts », pointe-t-elle.

L’argument social et l’absence d’alternative proposée par ces collectifs d’opposants fait bondir les syndicats. « Chacun a la liberté d’exprimer son opinion face à un projet comme celui-là. C’est même le rôle de ces collectifs de le faire. Mais jamais, en tant que syndicats, nous ne refuserons la création d’emplois. Si les conditions ne sont pas optimales, ce sera à nous de les défendre et de les améliorer », affirme Thierry Grignard, président de la FGTB Métal Liège-Luxembourg.

Et d’insister sur le fait que quelle que soit l’origine de l’opérateur, c’est la législation belge qui s’applique en matière de conditions de travail. « Qu’ils soient américains, chinois ou même martiens, ces investisseurs doivent les appliquer. Et s’ils veulent casser les règles, ils auront toujours la FGTB contre eux. » Avec un discours moins ferme, Anne-Marie Dierckx, permanente CNE, renchérit: « Heureusement qu’il y a cet investissement pour compenser le départ partiel de Fedex. D’accord, ce sont des conditions de travail assez dures, mais nous faisons en sorte de les améliorer. Et surtout, ce type de job s’adresse à une catégorie de population très peu qualifiée, qui sans cela, ne trouverait rien.« 

Diversité de rébellion

Très hétéroclite, le front réunit des personnes de tous âges et de toutes origines avec des historiques militants très différents: entre le riverain de 70 ans et le membre d’Extinction Rébellion, nettement plus dur dans son approche. Les moyens de lutte sont donc aussi variés. « Et il faut garder cette diversité de formes de rébellion« , estime Emilie Farcy. Entre les recours officiels, les campagnes sur les réseaux sociaux, les actions en porte-à-porte, l’affichage ou encore les actions coups-de-poing comme l’autre week-end sur le chantier, le panel est effectivement large. Il est d’ailleurs codifié assez précisément dans un « manuel du parfait rebelle » que l’on peut trouver via le site du front. Chaque action fait l’objet d’une discussion et d’une communication interne avant sa mise en place.

« Il y a un terreau militant assez fervent et très fertile à Liège« , reconnaît Louis. « Un tissu très enrichissant. La diversité des luttes est utile dans le respect de la charte du front. » Mais l’étudiant le reconnaît, la désobéissance civile a aussi sa place: « Si les géants ne respectent rien et que les autorités ne se font pas respecter, il faut prendre des chemins de traverse… » Mais, insiste-t-il, dans le respect des règles. « L’action sur le site Cainiao s’est déroulée un dimanche pour ne pas perturber le travail des ouvriers », insiste encore Emilie Farcy. Et tous les participants étaient équipés de casques de chantier, de gilets fluo et de masques anti-covid. À moins que ce soit pour qu’on ne les reconnaisse pas?