Blog de Guy Leboutte

Préambule :
Ce texte ci-dessous a été écrit le 11 mars et envoyé à la grande presse comme proposition de tribune. Le temps que les médias répondent ou ne répondent pas, trois semaines plus tard, je le pose avec quelques modifications sur Condroz belge.
Entretemps, le PS a déposé une proposition de loi défendue par Ahmed Laaouej, député fédéral, chef de groupe PS à la Chambre et bourgmestre de Koekelberg, visant aux mêmes effets qu’ici recherchés, quoique se limitant aux sites franchisés et non aux autres commerces relevant de l’actuelle Commission paritaire 202.01, destinée aux moyennes entreprises d’alimentation (voir plus bas). La proposition du PS cerne bien l’injustice et limite son projet « radical » aux franchisés. Elle recommande une redéfinition du concept d’ »unité technique d’exploitation », qui étendrait aux sites franchisés la législation sociale relative à la grande distribution. On verra si l’aventure dépassera les effets de communication.

Bonjour !

L’actualité Delhaize défraie la chronique : commençons par les faits.

9.000 personnes travaillant dans les sites « intégrés » de la chaîne Delhaize, reprise par le groupe néerlandais Ahold en 2015, vont être remis à des gestionnaires franchisés, ce qui implique leur assujettissement, non plus à la commission paritaire (ou CP) 202, de la grande distribution, mais à la commission paritaire 202.01, relative aux sites de moindre taille et non intégrés (« Sous-commission paritaire pour les moyennes entreprises d’alimentation » ).

La convention collective conclue en commission paritaire 202.01, qui a force de loi, est plus défavorable que la 202 sur les salaires : salaire de départ plus bas, pas de complément sur prime de fin d’année ni sur pécule de vacances, indexation plus lente au pivot de 2% au lieu de 1%, sursalaires à partir de 19 heures au lieu de 18 heures, heures supplémentaires à + 25% toute la semaine au lieu de + 40% en semaine et + 75% le samedi, travail le dimanche sans sursalaire si prévu dans l’horaire contre sursalaire de 300 % dans la CP 202.

Le temps de travail aussi est moins favorable, avec 36 heures 30, réparties sur 5 ou 6 jours, contre 35 heures sur 5 jours, une durée minimale d’un travail à temps partiel de 15 heures au lieu de 20, pas de possibilité de disposer de huit samedis libres par an.
Pour les congés, minimum légal durant toute la carrière, au lieu d’un jour supplémentaire par cinq ans d’ancienneté.
La sécurité d’emploi ne prévoit aucune des procédures préalables au licenciement d’un employé, existant dans la commission paritaire 202.
Enfin, il n’y a en général pas de représentation syndicale dans les unités franchisées, obligatoire à partir du seuil de 50 salariés à peu près jamais atteint sur ces sites, vu la définition des entreprises dites moyennes.

Par ailleurs, la direction Delhaize prévoit aussi une réduction de l’emploi dans ses services centraux, d’à peu près 270 salariés.

…Cela n’est pas rien !
Et c’est bien ce qui explique la décision prise par les grands actionnaires, rémunérés en dividendes, et par le haut management, lequel depuis l’invention des stocks options, ces primes sous forme d’actions négociables après quelques années, partagent avec les propriétaires l’intéressement au résultat comptable et surtout, financier, c’est à dire en bourse, du groupe. Ceci n’est pas une singularité de Delhaize, bien entendu.
Le surplus de rentabilité ici recherché s’obtient du jour au lendemain par le déclassement, la perte de revenus et la dégradation de la qualité de vie, de 9.270 personnes qui n’ont ni démérité, ni commis d’erreur ou de faute. Et accessoirement, en ouvrant des objectifs de profit à des indépendants et leurs éventuels associés en recherche de valorisation d’un patrimoine qui n’a aucune commune mesure avec celui du petit commerce de proximité.

Passons au commentaire.

Ce formidable transfert de valeur de la classe travailleuse vers des dirigeants et propriétaires voguant déjà dans le superflu et l’ostentatoire, dont le grand patron d’Ahold « gagne », c’est-à-dire perçoit, 17.000 euros par jour, est remarquable. Nous avons ici un exemple très pur de l’extraction de valeur vers les grands actionnaires et le haut management, au détriment direct des salariés, qu’autorise la législation.
Est-ce juste, est-ce légitime ? Évidemment, non.
Et est-ce légal ?
Oui, c’est légal, et voilà un sacré problème.

Certains diront que c’est le poids de l’histoire. Les salariés ont toujours été plus forts et mieux représentés syndicalement dans les grandes unités industrielles ou autres. En conséquence, ils ont pu obtenir de meilleures conditions de travail et de salaire que dans les entreprises de moyenne ou petite taille, c’est comme ça. Les conventions collectives signées en commissions paritaires ont en Belgique force de loi, et si le sort fait aux travailleuses et travailleurs de Delhaize est triste, et injuste, mais la chose est légale.

La législation autorise l’injustice.
Il faut quitter la résignation, ou la complaisance, voire la politique volontariste : « C’est injuste, mais c’est la loi », pour la volonté, éventuellement constitutionnalisée : « La loi ne peut avoir d’effets injustes ».
On ne voit pas comment il pourrait en être autrement si nous sommes bien en démocratie.

Se dessine un objectif simple et ambitieux, qui ferait honneur à la vitalité démocratique : supprimer les conditions de la commission paritaire 202.01 et les remplacer par celles de la 202.

Oui, nous sommes à une époque où ce « poids de l’histoire », qui a créé des disparités dans le monde du travail, est corrigé par exemple, par l’élargissement, encore partiel mais déjà réel, de la sécurité sociale des indépendants, vers des résultats obtenus par les salariés et pour lesquels les indépendants n’ont historiquement pas lutté. C’est un précédent qui peut être salué.

Un autre point d’achoppement sera relevé : qu’en serait-il alors des conditions de rentabilité des gestionnaires de sites franchisés, qui pâtiraient du mieux-disant social qui leur serait imposé ? Si les décideurs politiques entendent leur assurer des garanties de rentabilité, ce qui semble le cas aujourd’hui, que ce ne soit pas au détriment de leurs salariés, mais que nos gouvernements leur organisent des conditions avantageuses particulières, fiscales ou autres : c’est un travail qu’ils sont en capacité de mener à bien.

Il est de la responsabilité des exécutifs et du législatif de traiter cette question, et les avantages d’une avancée seraient nombreux, outre la correction de l’injustice de départ.
Il n’échappe à personne que la distance entre le personnel politique et la population atteint des proportions inquiétantes pour le régime.
L’injustice ici dénoncée peut être chicanée par toutes sortes d’arguties à prétention savante, mais le citoyen et la citoyenne de base n’ont pas besoin d’un master en droit ou en science politique pour la comprendre et la ressentir. Le dossier Delhaize n’est pas loin d’un potentiel pourrissement, et ses conséquences dans l’opinion et l’électorat pourront être délétères. Entendez-vous le désespoir ?

Il est aussi de la responsabilité des salariés et de leurs syndicats de poser la question d’une révocation de la législation qui autorise l’injustice, et de refuser les miettes improbables de petits arrangements cosmétiques et transitoires.

Plus largement, la citoyenne et le citoyen, parfois électeurs, devraient aussi se saisir de la problématique, ils en tireront des conséquences pratiques. Le monde politique et syndical contribuera à une définition de l’espace des possibles qui orientera ou non les suffrages vers l’abstention ou vers des partis de l’opposition. Voire vers des débordements du cadre institutionnel et légal, sources douloureuses de toutes les avancées sociales.


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