par Patricia Willson

En 2019, un graffiti à la faculté de philosophie et lettres (« Filo ») de l’Université de Buenos Aires disait : « La revolución será feminista o no será » (« La révolution sera féministe ou ne sera pas »). On pourrait formuler l’énoncé réciproque : « le féminisme sera révolutionnaire ou ne sera pas ». Le livre d’Arruzza, Bhattacharya et Frasersemble venir donner du contenu à ces injonctions. D’où la pertinence du sous-titre : « Un manifeste ». 

Dédié au collectif Combahee River et aux féministes polonaises et argentines, Féminisme pour les 99% dresse un tableau de la condition des femmes dans la société néolibérale et propose une sortie qui rejette les perspectives que le capitalisme construit pour nous (dont nous ne pouvons que sortir perdant.es) et « cherche à réunir les mouvements existants et futurs en une large insurrection mondiale » (p. 90). Les autrices développent leur approche en deux parties distinctes mais solidaires. La première, « Un Manifeste », est organisée en onze thèses dont les énoncés révèlent l’enchaînement heuristique des arguments. Ainsi, dans la thèse 1, les autrices démontrent qu’une « nouvelle vague féministe réinvente la grève », grâce aux mobilisations dénonçant partout dans le monde l’interdiction de l’avortement et la violence contre les femmes. Plusieurs slogans dont #NiUnaMenos, #VivasNosQueremos ont galvanisé les nouveaux mouvements de protestation, qui visent non seulement à préserver l’intégrité physique des femmes mais aussi à rendre visible « le travail non rémunéré et genré au sein du capitalisme » (p. 21).  La thèse 2, « Le féminisme libéral est en faillite. Il est temps de s’en débarrasser », dénonce l’alliance tissée par un groupe de femmes privilégiées avec le capital. La thèse 3, « Nous avons besoin d’un féminisme anticapitaliste – un féminisme pour les 99% », prône la mise en avant des préoccupations de l’ensemble de femmes de la classe ouvrière, qu’elles soient racisées, migrantes ou blanches ; cis, trans ou non binaires ; femmes au foyer ou travailleuses du sexe ; payées à l’heure, à la semaine, au mois ou pas payées du tout ; sans emploi ou précaires ; jeunes ou vieilles (p. 33). La thèse 4, « Ce que nous traversons c’est une crise de la société dans son ensemble – et la source du problème est le capitalisme » permet aux autrices d’expliquer brièvement et simplement ce qu’est le capitalisme, et de donner les raisons des crises périodiques qu’il entraîne. La thèse 5, « Dans les sociétés capitalistes, l’oppression de genre est enracinée dans la subordination de la reproduction sociale à la production marchande. Nous voulons remettre les choses dans le bon sens », aborde, entre autres, la question de l’imposition par le capitalisme de l’hétéronormativité. La thèse 6, « La violence de genre prend de nombreuses formes, toutes liées aux relations sociales capitalistes. Nous jurons de les combattre toutes », met en jeu l’un des mérites du livre : l’analyse contextualisée de la violence de genre. En effet, au lieu d’attribuer celle-ci à une essence homicide chez les hommes, les autrices expliquent que la violence fait partie intégrante du fonctionnement quotidien du capitalisme (pp. 56-57). La réduction drastique des fonds publics alloués aux prestations sociales, la catastrophe climatique, les salaires de misère, le rejet des migrants et la répression policière qu’il entraine, contribuent à une atmosphère de violence où les hommes sont aussi des victimes. Dans la thèse 7, « Le capitalisme essaie de contrôler la sexualité. Nous voulons la libérer », les autrices soutiennent que certaines pratiques sexuelles dissidentes ont trouvé leur place au sein des lois du marché. Néanmoins, elles constatent que les nouveaux droits n’ont pas mis fin à l’homophobie ou à la transphobie. La thèse 8, « Le capitalisme est né de la violence raciste et coloniale. Le féminisme pour les 99 % est antiraciste et anti-impérialiste » examine le bilan mitigé du féminisme et surtout du suffragisme par rapport à la question raciale. « Nous savons, affirment les autrices, que rien qui mérite le nom de ‘libération des femmes’ ne peut s’accomplir dans une société raciste et impérialiste » (pp. 70-71). La thèse 9, « En empêchant la destruction de la Terre par le capital, le féminisme pour le 99 % est écosocialiste » révèle la dimension écologique de la proposition d’Arruzza, Bhattacharya et Fraser : d’une part, elles établissent un lien direct entre capitalisme et dérèglement climatique ; d’autre part, elles soutiennent que celui-ci reproduit et aggrave l’oppression des femmes (p. 77). La thèse 10, « Le capitalisme est incompatible avec une véritable démocratie et la paix réelle. Notre réponse est l’internationalisme féministe », aborde les enjeux de la dichotomie Nord-Sud dans le contexte d’une géographie mondiale impérialiste. Dans la dernière thèse, « le féminisme pour les 99 % appelle tous les mouvements radicaux à se rejoindre dans un mouvement anticapitaliste commun », les autrices affirment la nécessité de surmonter les oppositions classiques et obsolètes entre « politique minoritaire » et « politique de classe » pour engager la convergence des luttes : l’anticapitalisme, l’antiracisme, l’écologie politique, l’internationalisme et l’anti-hétérosexisme. 

Dans la deuxième partie du livre, « Postface », les autrices expliquent la portée révolutionnaire de leur proposition, sans pour autant endosser le sujet de la révolution que, au xixe siècle, Marx et Engels proposaient dans leurs écrits. Elles entendent rejeter à la fois la position « réductrice de la gauche, qui conçoit la classe ouvrière comme une abstraction homogène et vide, et celle du néolibéralisme ‘progressiste’, qui célèbre la diversité comme s’il s’agissait d’une fin en soi » (p. 124). 

Autant dans « Un manifeste » que dans « Postface », les arguments sont agencés de façon claire et compréhensible, dans un style simple, qui évite l’ironie et le deuxième degré. Les italiques sont employés souvent pour attirer l’attention sur les idées clés du livre. Les exemples – comme celui des « maquiladoras » mexicaines – sont éloquents et les appels à l’action, directs et convaincants. Féminisme pour les 99 % est un livre à lire, à débattre et à recommander.

Arruzza, Cinzia, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99%. Un manifeste. Traduction de Valentine Dervaux. Paris : La Découverte, 2019.


  • Publié : 2 ans ago on 18 août 2022
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  • Dernière modification : août 18, 2022 @ 8:31 am
  • Catégorie : Livres

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