[Par Christiane Herman]

« Nous héritons d’une cosmologie dualiste concernant les usages de la terre, écrit Baptiste Morizot. Elle se formule en une opposition fondatrice entre exploiter et sanctuariser, comme si ces deux usages de la terre étaient exclusifs, en conflit, et irréconciliables. . . . [L]’Occident moderne possède un héritage dualiste hiérarchique, c’est-à-dire une manière de penser le monde en termes binaires opposés, exclusifs et hiérarchisés : par exemple les « humains » et la « nature ». . . . Le problème quand on hérite du dualisme, c’est qu’on est toujours obligé de sacrifier et de dévaluer une moitié du monde pour défendre l’autre. C’est lassant, comme héritage. »
« Il est en effet raisonnable de penser, face à l’incertitude, et c’est un consensus partagé en biologie de la conservation, que plus un milieu est simplifié, appauvri, oligospécifique, plus il sera fragile. Et que plus un milieu est diversifié, structuré, riche de fonctionnalités fluides et puissantes, c’est-à-dire que ses dynamiques écologiques spontanées demeurent non entravées, plus il sera résilient et robuste. »
Deux illustrations parlantes de ces observations : la disparition des haies, la destruction de la réserve d’eau des Hautes Fagnes.
« Des armées de Chouans pouvaient naguère se cacher dans les chemins creux de la Vendée. Depuis quarante ans, sous le prétexte, d’ailleurs louable, de remembrement (des champs plus grands accessibles aux machines), nous avons, rien qu’en Bretagne, détruit 200 000 km de haies (cinq fois le tour de la Terre). Nous avons, un peu partout, asséché quelques millions d’hectares de marais, éponges naturelles capables d’absorber sans dommage d’énormes excès de pluie. Nous avons drainé des champs immenses pour que l’eau s’écoule au plus vite vers les fonds où les ruisseaux approfondis l’emmènent à plein bord jusqu’aux fleuves, puis à la mer. Conclusion : les nappes souterraines n’ont plus le temps de stocker cet excès d’eau. Et tout de suite après l’inondation de la surface, nous connaissons la pénurie d’eau. Au total, certes, les rendements agricoles ont augmenté. Ont augmenté quoi ? Les surplus que nous ne pouvons pas vendre ».1 Moins 200.000 km de haies, rien qu’en Bretagne, atteinte à une forêt paysanne hautement productive, sur une péninsule battue par les vents du large et qui produisait également bois de construction et de chauffe, abri et fourrage aux élevages, fumier aux cultures, ainsi qu’économie d’énergie pour les habitations à l’abri du vent (20 à 25% d’économie pour une maison à l’abri du vent par rapport à une en plein vent)…
En juillet 2021, nous avons connu des inondations sans précédent alors que nous avions sur un sommet culminant à 694m, une retenue d’eau naturelle qui fit la grandeur de Verviers et sa région à l’ère industrielle du xviiie siècle au milieu du xxe siècle. Le site des Hautes Fagnes est le premier obstacle naturel pour les nuages venant de la mer. Ce site est idéal pour calculer en franc constant, sur 250 ans, par modélisation, ce que ce toit de la Belgique avec ses tourbières, forêts, pâturages, cultures et précipitations (1400 mm alors que la moyenne belge est de 800 mm) aurait rapporté au pays si on l’avait exploité de façon durable. En effet, ce milieu particulier de Belgique est profitable de ce point de vue à une population qui dépasse largement le site. Le miroir de cette première modélisation appelle la même modélisation avec « forçage anthropique » comme le nomme Morizot, un bilan en franc constant des coûts et bénéfices que nous y avons fait (barrages, drainage et plantation d’épicéas, épuration des eaux, inondations …). Toutes les données sont disponibles (topographie et occupation du territoire depuis la carte de Ferraris de 1774 à l’Institut Géographique National (IGN), pluviosité depuis 1836 à l’Institut Royale Météorologique (IRM), coût des barrages et leur fonctionnement, perméabilité des sols, rendement des élevages, cultures et forêts, etc… Ces modélisations faciles et pour un coût dérisoire par rapport aux enseignements à retirer pour une adaptation au changement climatique en matière de forêt, agriculture, élevage (70 % du territoire wallon) nous permettraient de sortir de cette cosmologie dualiste d’abord dans nos têtes et de prendre enfin l’avenir en main ensemble.
Lisons Baptiste Morizot !

Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant. Un front commun, Domaine du possible, Actes Sud / Wildproject, sept. 2020. Baptiste Morizot est écrivain et maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille, et membre de l’Institut Universitaire de France (IUF).


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