[Une analyse de Patricia WILSON]

L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital est un livre composite. Malgré sa force de conviction, l’avant-propos n’arrive pas à effacer l’hétérogénéité entre les chapitres, le premier et le deuxième portant sur les origines et l’histoire de l’économie fossile, le troisième sur la « fossile-fiction » et ses illustres précurseurs, le quatrième sur les possibilités d’action directe contre le statu quo. L’anthropocène contre l’histoire n’en est pas moins un ouvrage dont la lecture est à recommander chaleureusement.

Andreas Malm, géographe suédois d’orientation marxiste, commence par affirmer que le « mot du siècle » à ce jour est celui d’anthropocène. De nombreux auteurs l’utilisent pour expliquer les maux de notre monde : selon eux, l’Homo sapiens sapiens, en tant qu’espèce, est responsable du ravage de la nature et du conséquent réchauffement climatique, depuis la maîtrise du feu jusqu’aux derniers avatars de l’économie fossile. Or Malm critique l’emploi de ce terme, qu’il juge ‘déshistorisé’ et imprécis. D’une part, parce que l’hypothèse rétrospective, selon laquelle le feu et l’agriculture menaient inexorablement à la débâcle actuelle, et que donc tout était joué dès le début des temps ne tient pas compte de l’histoire et des choix guidés par des intérêts identifiables. D’autre part, parce que toutes les statistiques démontrent que les pays pauvres contribuent relativement peu aux émissions de dioxyde de carbone, même si leurs populations connaissent et pratiquent l’agriculture. Un États-Unien moyen émet par an plus que 500 habitants d’Éthiopie, du Tchad ou d’Afghanistan. Même au sein des sociétés riches, les habitants ne participent pas pareillement au saccage des ressources naturelles de la planète, la distribution des dégâts étant corrélée à celle des classes sociales. Ainsi, le procès instruit contre l’espèce in toto par les théoriciens de l’anthropocène cacherait des responsabilités bien précises, que Malm situe dans l’Europe du tout début du XIXe siècle. C’est alors qu’un groupe d’Européens blancs et aisés a mis en marche l’engrenage de la production de marchandises (et du profit) se servant de la machine à vapeur, à l’origine de l’exploitation du charbon et d’autres combustibles fossiles par la suite.

Contre les théoriciens de l’anthropocène et leur vision essentialiste, Malm a recours à l’histoire ; c’est elle qui nous permet d’identifier les causes du dérèglement climatique actuel et qui nous aide à comprendre qu’il n’y a rien de fatal dans la situation d’urgence absolue où nous nous trouvons. Quand Malm appelle notre époque « l’ère du capital », il entend signifier une configuration historique précise et donc finie. C’est cette configuration, basée sur l’exploitation des ressources fossiles, que l’auteur analyse dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage : « Qui a allumé ce feu ? Pour une histoire de l’économie fossile » et « Les origines du capital fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique ». L’économie fossile est « caractérisée par une croissance soutenue fondée sur une consommation croissante de combustibles fossiles, et générant par conséquent une croissance soutenue des émissions de dioxyde de carbone » (p. 67). L’auteur reconstruit le moment d’une bifurcation fondatrice : en 1800, les filatures anglaises du coton commencent à adopter la machine à vapeur de Watt au détriment des machines hydrauliques utilisées jusqu’alors. Grâce à l’extraction du charbon, la production d’énergie peut dès lors se déplacer là où la main d’œuvre abonde : les grandes villes.

Le troisième chapitre, « ‘L’enfer, c’est ça’ : quelques images dialectiques sur la ‘fossile-fiction’ », porte sur une série de textes littéraires, à commencer par Des hommes dans le soleil (1962), roman court du palestinien Ghassan Kanafani. L’intrigue suit le périple de trois Palestiniens qui cherchent à franchir la frontière de Koweït pour trouver du travail. Le récit de Kanafani, écrivain et membre du FNLP, met ainsi en scène deux forces, dont la première renforce la seconde : l’infrastructure pétrolière et la chaleur écrasante. Selon Malm, maintenant que nous sommes au bord du gouffre à cause du réchauffement, nous lisons toutes les fictions où il est question du climat au sens large avec un nouveau regard. De même que, comme le soutenait Jorge Luis Borges dans « Kafka et ses précurseurs », après avoir lu Franz Kafka nous trouvons partout des « kafkaïens » avant la lettre, ainsi « le réchauffement climatique change tout, même notre façon de lire la littérature » (p. 150) ; autrement dit, il se trouve des précurseurs. Il n’est plus nécessaire qu’il s’agisse de science-fiction ni de récits d’anticipation, comme c’est le cas de J.G. Ballard et son Monde englouti. Nous trouvons du dérèglement climatique aussi chez le Charles Dickens de Temps difficiles, le Joseph Conrad de La Folie Almayer et de Typhon, et même dans La Tempête shakespearienne.

Si l’histoire nous aide à comprendre qu’il n’y a rien de nécessaire dans notre débâcle actuelle, suffit-elle à lui ôter son caractère irréversible ? Le dernier chapitre de l’ouvrage, « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer : sur la révolution dans un monde qui se réchauffe », revient sur la thèse de Naomi Klein : que leurs acteurs le sachent ou non, toutes les luttes actuelles – ouvrières, écologiques, féministes, antiracistes, entre autres – ont pour ennemi le capital. Mais il ne suffit pas de rendre ce lien conscient, il faut aussi réussir la convergence de ces luttes. Malm reste assez prudent à l’égard d’une révolution imminente. Il propose néanmoins dix mesures pour contrer la catastrophe (pp. 203-204): 1) imposer un moratoire sur toutes les nouvelles installations de charbon, de pétrole ou de gaz naturel ; 2) fermer toutes les centrales électriques alimentées par ces combustibles (et nous pourrions ajouter, y compris les centrales nucléaires, qui dépendent également d’une alimentation fossile) ; 3) produire de l’électricité à partir de l’énergie éolienne et solaire ; 4) rationner le transport aérien jusqu’à ce qu’il puisse être totalement remplacé par d’autres moyens de transport ; 5) développer des réseaux de transport public à tous les niveaux, des métros aux trains à grande vitesse intercontinentaux ; 6) promouvoir systématiquement des approvisionnements locaux ; 7) mettre fin à la destruction des forêts tropicales ; 8) imposer des nouveaux bâtiments produisant leur propre énergie sans émission de dioxyde de carbone ; 9) démanteler l’industrie de la viande ; 10) diriger l’investissement public vers le développement des technologies d’énergie renouvelable.

Même dans les passages les plus polémiques de son texte, Malm n’abandonne jamais le ton dialogique : il ne tombe jamais dans le pamphlet ni dans l’abstraction. Même pour la contester, son discours ne néglige pas la parole des autres, comme en témoignent les plus de quatre cents notes finales et la longue bibliographie. Ces sources, foisonnantes et diversifiées, couvrent un éventail allant du Capital de Karl Marx, à des œuvres récentes dans le domaine de la géographie, de l’histoire et des sciences sociales en général. Ainsi, dans les pages du livre défilent Walter Benjamin et Edward Saïd, Thomas Malthus et David Harvey, parmi tant d’autres. Mais si les sources sont diverses, l’usage qu’en fait Malm n’est jamais éclectique, car son approche reste matérialiste et marxienne1.

Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, traduction d’Étienne Dobenesque, La Fabrique, 2017.

À lire également :

Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, traduction d’Étienne Dobenesque, La Fabrique, 2020.

Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, traduction d’Étienne Dobenesque, La Fabrique, 2020.

1 L’adjectif ‘marxien’ s’applique à des penseurs qui se réclament des apports de Karl Marx tout en se démarquant du marxisme ‘traditionnel’.


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